Haaretz, 9 décembre 2004
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(trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant)
Les hommes politiques israéliens citent périodiquement les manuels scolaires
palestiniens comme la preuve parfaite que les Palestiniens continuent à
éduquer à la haine et non à la paix. Le dernier en date est Ariel Sharon,
qui a déclaré en faire le test (des bonnes intentions) des nouveaux
dirigeants palestiniens. Le candidat du Fatah, Mahmoud Abbas (Abou Mazen), a
relevé le gant, mais en a immédiatement jeté un autre au ministère
(israélien) de l’éducation. Vous voulez examiner notre éducation à la paix?
Faites, mais, par réciprocité, nous devons nous aussi regarder ce qui se
passe du côté israélien.
Il n’est pas du tout certain qu’à ce test, le système israélien obtienne une
meilleure note que son voisin palestinien. Bien qu’il soit difficile de
trouver dans les manuels israéliens de franches incitations à la haine,
comme on peut en trouver dans les manuels jordaniens et égyptiens, le Dr
Ruth Firer, de l’Université hébraïque de Jérusalem, l’une des pionnières de
la recherche en matière de textes scolaires, affirme que l’endoctrinement
dans les livres israéliens est simplement plus subtil. Cela explique,
dit-elle, pourquoi les messages pénètrent plus facilement. Il est plus
difficile de détecter un stéréotype caché dans une image qui semble
innocente que dans une autre présentée de telle manière qu’elle « vous mène
vulgairement par le bout du nez ».
Les résultats d’une étude qu’elle a menée avec le Dr Sami Adwan, de
l’université de Bethléem, spécialiste de l’éducation à la paix et aux droits
de l’Homme, ont paru récemment dans un livre publié par le Georg Eckert
Institute for International Textbook Research in Germany, sous le titre « The
Israeli-Palestinian Conflict in History and Civics Textbooks of Both
Nations. » L’étude examine 13 manuels israéliens (2682 pages) et 9 manuels
palestiniens (1207 pages), et révèle une sorte d’image en miroir, où chaque
côté place la responsabilité de la violence sur le dos de l’autre.
Ce que les manuels scolaires israéliens nomment « évènements », les
Palestiniens les appellent « soulèvements » ; la guerre de 1948 dans les
manuels israéliens est la « guerre d’Indépendance », et la « Naqba »
(catastrophe) dans les manuels palestiniens.
Les manuels israéliens considèrent le nationalisme palestinien comme une
réaction politique aux politiques sioniste et britannique, alors que les
manuels palestiniens considèrent la Palestine comme une nation qui existe de
son propre fait, et qui fait en même temps partie du monde arabe et
musulman.
Tout en ayant été publiés après les accords d’Oslo, les manuels palestiniens
imitent ceux publiés en Jordanie et en Egypte, qui évitent d’utiliser le
terme « Israël », dans les textes et sur les cartes.
« Pour les Palestiniens, c’est la terre qui est le noeud du conflit ; pour
les Israéliens, c’est la sécurité », écrivent Firer et Adwan. « Les
Palestiniens se revendiquent comme les descendants des Canaanéens, et ainsi
comme les ‘indigènes’, alors que les Israéliens considèrent les Palestiniens
comme une nation nouvelle, née au 20ème si!ècle en réaction au sionisme et
au Mandat britannique. D’après la version israélienne, les Israéliens ont
des droits sur la terre en vertu de leur héritage religieux, historique et
culturel. L’image que les Israéliens ont d’eux-mêmes comprend toutes les
couches du passé, depuis les anciens Hébreux jusqu’aux souffrances des juifs
de la diaspora , les victimes de la Shoah et le le revivalisme juif moderne
dans la Renaissance sioniste ».
De manière surprenante, les deux chercheurs ont trouvé un parallélisme quasi
absolu entre les manuels dans trois domaines : des deux côtés, on ignore les
périodes de calme relatif et de coexistence (par exemple entre 1921 et
1929), sauf à les présenter comme des répits trompeurs dans un conflit au
long cours, on n’a pas tendance à raconter à l’élève l’histoire du conflit
vu du point de vue de l’ennemi, on passe sous sillence les détails de la
souffrance de l’Autre, et chacun ne comptabilise que ses victimes à lui.
Firer marque 1995 comme l’année où un changement en bien s’est produit dans
l’éducation à la paix en Israël, et cite une déclaration de Yossi Sarid, le
ministre de l’éducation d’alors, qui donnait en janvier 2000 des
instructions pour purger les manuels de toute espèce de stéréotypes
anti-arabes, et pour initier un débat libre autour des événements peu
positifs qui ont marqué l’histoire d’Israël.
La période actuelle, depuis le déclenchement de l’intifada Al-Aqsa et le
retour du Likoud au pouvoir, se caractérise, dit-elle, par un retour aux
valeurs éducatives traditionnelles qui privilégient l’amour de la patrie,
marginalisent l’éducation à la paix, et abandonnent toute tentative de
comprendre le côté palestinien.
Le professeur Yaakov Katz, président du département pédagogie au ministère
de l’éducation, ne prétend pas que le système éducatif israélien tente de
mettre l’élève dans les souliers de l’ennemi/voisin, ni qu’on s’attende à ce
que cela arrive. » Contrairement aux critiques qui souhaitent exposer
l’histoire vue du côté arabo-palestinien, le système éducatif en Israël
insiste à dessein sur l’identité juive et démocratique de l »Etat d’Israël. »
Katz note que cette attitude ne dénigre pas la narration de l’Histoire de
l’autre, ni les droits civiques accordés à l’autre en vertu de la
Déclaration d’Indépendance et de la loi israélienne. « Je voudrais bien
savoir s’il existe au monde un endroit où les manuels présentent la
narration de l’autre alors que la lutte violente entre les deux peuples
n’est pas encore terminée », dit Katz. « Personne ne doit s’attendre à ce que
l’Etat démocratique d’Israël considère la version de l’autre sur un pied
d’égalité pendant une guerre. Cela vaut encore plus après les accords
d’Oslo, au sujet desquels tout le monde s’accorde à dire qu’ils n’ont pas
apporté la paix tant souhaitée entre Israéliens et Palestiniens ».
Professeur associé en Histoire du Moyen-Orient, le Dr Eli Podeh, de
l’Université hébraïque, auteur de « The Arab-Israeli Conflict in Israeli
History Textbooks, 1948-2000 », exprime ses réserves quant au fait même de
comparer les manuels scolaires israéliens à ceux publiés par l’Autorité
palestinienne. Podeh dit qu’alors qu’Israël connaît déjà une troisième
génération de manuels, les Palestiniens n’en sont encore qu’à la première,
qui ressemble en quelque sorte à ceux publiés durant les années de lutte
armée et les années qui ont suivi la création de l’Etat.
Dans sa première étude de manuels, publiée il y a sept ans, Podeh écrivait :
« la reconnaissance du rôle important qu’ont joué les manuels dans
l’assimilation de positions négatives envers les Arabes n’a pas encore été
effectuée. Cela a constitué un facteur essentiel dans l’exacerbation du
conflit par le passé, et constitue aujourd’hui un facteur qui rend une
réconciliation difficile « . Depuis, dit Podeh, les manuels se sont
grandement améliorés, si bien que nombre d’entre eux notent expressément
qu’Israël a été en partie responsable de l’exil d’Arabes. Pour lui, si les
manuels scolaires devaient connaître le processus long et exhaustif de
démythification qu’ont connu les manuels israéliens, « alors, le chemin qui
mène à la réconciliation mutuelle, je regrette de le dire, promet d’être
encore long ».
Le professeur Daniel Bar-Tal, du département éducation de l’université de
Tel-Aviv, qui a analysé le contenu de tous les 124 manuels (du CP à la
terminale, en littérature, hébreu, histoire, géographie et éducation
civique) au programme en 1994 dans le système israélien, a montré que la
présentation des Arabes en termes déshumanisés, qui avait décliné dans les
années 1980 et 1990, avait recommencé à s’infiltrer dans le système éducatif
après le déclenchement de l’intifada. Il nomme ce phénomène « la part de
l’esprit du conflit qui s’instille dans les sociétés sujettes à un conflit
violent ». Comme Podeh, Bar-Tal a, lui, aussi, remarqué une baisse sensible
de la délégitimation des positions nationalistes palestiniennes, mais qu’en
même temps, aucun changement ne s’est produit dans l’utilisation de
stéréotypes négatifs qui présentent les Arabes comme « primitifs », « passifs »,
« cruels » ou « racailles ».
Nazareth n’est pas sur la carte
Le Dr Nurit Peled-Elhanan, du département éducation de l’Université
hébraïque, a récemment terminé une analyse en profondeur de six manuels
scolaires israéliens publiés ces dernières années. Certains d’entre eux ont
reçu l’approbation officielle du département programmes au ministère de
l’éducation, d’autres ont été adoptés par plusieurs professeurs sans
l’approbation du ministère.
L’un des résultats essentiels de son étude est le brouillage de la Ligne
verte. Le livre « Israël – l’Homme et le Territoire », publié par le Centre
pour la Technologie dans l’Education, propose une carte des grandes écoles
israéliennes, avec des institutions à Ariel, Elkana, Alon Shvut et Katzrin
(les 3 premières colonies en Cisjordanie, la 4ème sur le Golan, ndt), en
même temps qu’à Safed, Ashkelon ou dans la vallée d’Izraël. Aucune frontière
n’est délimitée, et il n’est fait mention d’aucune université palestinienne.
Ni Nazareth, ni aucune autre ville arabe d’Israël, ne figure sur les cartes
du manuel, mais les lieux saints de Cisjordanie sont présentés comme faisant
partie intégrante de l’Etat d’Israël.
Un chapitre consacré à la communauté ultra-orthodoxe affirme qu’ils vivent
dans des villages créés spécialement pour eux : Kfar Khabad, Emmanuel, Elad
et Beitar Illit (colonies en Cisjordanie, ndt). Le message, dit
Peled-Elhanan, est que les colonies sont inséparables de l’Etat d’Israël.
Sur la plupart des cartes étudiées par Peled-Elhanan, Ariel et Katzrin
figurent comme faisant partie de l’Etat d’Israël. Une carte des parcs
naturels nationaux ne fait pas apparaître la Ligne verte, mais comprend
Maaleh Efraïm. Pour elle, il s’agit de s’assurer, de façon subtile, que
l’élève épousera certaines positions politiques : « quand les Palestiniens
écrivent ‘Palestine’ sur les cartes de leurs manuels, cela est considéré
comme une incitation à la haine. Dans ce cas, comment parler des manuels
israéliens qui nomment la Cisjordanie ‘Judée et Samarie’, même sur des
cartes qui montrent les frontières du Mandat britannique, alors que la
dénomination officielle était ‘Palestine-Eretz Israel’?' »
Par exemple, la couverture du livre « Géographie de la Terre d’Israël » (par
Talia Sagi et Yinon Aharoni, Lilach Books), un manuel particulièrement
apprécié des enseignants, comporte une carte du Grand Israël, sans aucune
trace des territoires qui étaient déjà alors sous le contrôle de l’Autorité
palestinienne.
« Cela suggère à l’élève que ces territoires étaient ‘à nous’ de tout temps,
et renforce le message selon lequel, lors de la guerre des Six jours, nous
les avons ‘libérés’ ou ‘sauvés’ de l’occupant arabe », écrit Peled-Elhanan
dans son étude.
Une autre carte, où la Cisjordanie apparaît avec une couleur différente,
affirme qu' »à la suite des accords d’Oslo, les frontières de la Judée et de
la Samarie connaissent un processus dynamique de changement ». Le texte
l’accompagnant note que les territoires contrôlés par l’Autorité
palestinienne n’ont pas été indiqués sur la carte, car il n’existe encore
aucune frontière entre Etats.
Dans le cas de la Syrie, l’existence d’une frontière internationale
qu’Israël ne nie pas n’a pas empêché les auteurs de la garder secrète pour
l’élève, qui lit qu’Israël a annexé le plateau du Golan en 1981 et y a
appliqué la loi israélienne, « avec tout ce que cela implique ». Quelle sera
la position dudit élève au sujet de la concession de territoires annexés à
Israël en échange de la paix avec la Syrie? Les dessins de deux soldats
figurent sur le Golan, l’arme de l’un d’eux tournée vars la Syrie.
Le professeur Yoram Bar-Gal, directeur du département géographie et étude de
l’environnement à l’université de Haïfa, dit que le principe universel des
cartes utilisées dans le domaine de l’éducation (« ta carte est de la
propagande, la mienne est de l’éducation ») s’applique ici pleinement. Pour
lui, la carte jouit d’une haute crédibilité, et constitue donc un outil très
important pour faire passer des messages politiques : « le mouvement sioniste
et l’Etat d’Israël, comme tous les Etats et tous les mouvements, a toujours
exploité ces caractéristiques des cartes pour leurs besoins propres ».
Bar-Gal ajoute néanmoins qu’un changement politique qui s’exprime dans des
cartes ne crée pas nécessairement un changement dans la conscience des
élèves ou des enseignants : « l’effacement de la Ligne verte des cartes ne la
fait pas nécessairement disparaître de la conscience du public en général ».
Des réfugiés sans visage
Comme la Ligne verte, le terme « Palestiniens » est étranger à la plupart des
manuels. Jusqu’au chapitre qui traite des accords d’Oslo, même des
historiens importants comme le Pr Eli Barnavi ou le Dr Eyal Naveh préfèrent
en général le terme « Arabes israéliens ». Dans son livre « le Vingtième
Siècle », Barnavi écrit à propos des réfugiés palestiniens : « la nostalgie
qu’ils ont ressentie, et les conditions de vie subhumaines de leur diaspora,
ont véhiculé une image de paradis perdu de la terre d’Israël ».
Peled-Elhanan note des différences d’attitude importantes envers les
réfugiés, dans les photographies : les réfugiés palestiniens sont
représentés par une photo aérienne d’un camp de réfugiés non nommé, d’où est
absent tout visage humain, à comparer avec une photo de réfugiés juifs
d’Europe, assis sur une valise à Yehud. Barnavi écrit : « le problème
palestinien est le résultat de l’inactivité et de la frustration, héritages
des réfugiés ».
Elle cite une série d’illustrations de « Géographie de la terre d’Israël »,
qui recèle un message camouflé sur la nature primitive des Arabes : l’homme
est en pantalons bouffants et porte un keffieh, la femme porte le costume
traditionnel, elle est en général assise par terre, et des enfants sans
visage jettent derrière son dos un regard furtif. Le texte explique : « les
résidents arabes tiennent à vivre dans des maisons de plain-pied, dont le
coût est élevé. On s’attend à ce que tous les besoins publics soient
satisfaits par l’Etat ». Les facteurs qui retardent le développement du
village arabe en Israël, continue le livre, tiennent à ce que « la plupart
des villages sont situés dans des régions excentrées, et leur accès est
difficile. Ces villages sont restés en dehors du processus de développement
et de changement parce qu’ils sont peu exposés à la vie urbaine moderne, et
à cause de la difficulté de les relier aux réseaux d’eau et d’électricité ».
Ces facteurs n’existent pas pour les colons juifs qui choisissent de
s’installer dans des avant-postes sur des collines qui sont situées « dans
des régions excentrées, et [dont l’]accès est difficile ».
Naturellement, les manuels scolaires réservent à Jérusalem un traitement
particulier. Le livre « Terres de Méditerranée » (par Drora Va’adya, ed.
Ma’alot), approuvé par le ministère de l’éducation, affirme qu' »en plus des
juifs », des chrétiens et des musulmans du monde entier viennent à Jérusalem
visiter des lieux qui sont saints pour chacune de leur religion ».
Commentaire de Peled-Elhanan : bien que les juifs constituent le groupe le
plus petit sur le plan numérique, les chrétiens et les musulmans leur sont
annexés. La photo d’une synagogue apparaît en premier, égale en taille aux
photos réunies d’une mosquée et d’une église. La carte en appendice à ce
chapitre montre Israël, qui comprend les territoires palestiniens, comme un
îlot de juifs isolé dans un océan musulman et chrétien, et sans frontières
politiques.
Dans « Settlements in the Expanse », livre approuvé, Peled-Elhanan n’a trouvé
que deux lignes consacrées à l’histoire de Jérusalem depuis l’époque du roi
David jusqu’à l’ère moderne, alors que 40 lignes sont consacrées au désir de
Sion des juifs de la diaspora. Le mot « Arabes » est totalement absent du
texte ou des cartes de Jérusalem : pas de quartier musulman, pas
d’université palestinienne, pas d’hopitaux palestiniens.
Pour Yaakov Katz, certaines de ces critiques concernent des livres non
approuvés par le ministère de l’éducation, et il sait que certains
établissements n’appliquent pas ses directives. Contrairement à ces manuels,
ceux approuvés par le ministère subissent un examen minutieux par des
experts, pour s’assurer qu’ils ne sont pas contaminés par une discrimination
raciale, ethnique, sexuelle ou religieuse, et qu’ils ne contiennent pas de
stéréotypes.
Parmi ces experts figurent des universitaires comme Ghassem Khamaisi,
l’historien Benny Morris, Dan Meridor, les professeurs Yossi Katz, Arnon
Sofer, Amnon Rubinstein, Arieh Shahar, Yossi Shelhav et d’autres, peu
suspects, selon Katz, de favoriser une approche non équilibrée ou de parti
pris.
Concernant les cartes, Katz dit que le département cartographique du
gouvernement ne marque pas la Ligne verte en tant que frontière officielle
de l’Etat d’Israël, et qu’aussi longtemps que l’Autorité palestinienne
n’aura pas été reconnue en tant qu’Etat souverain, elle ne doit pas être
réprésentée comme Etat sur les cartes.
Cette dernière réponse est quasiment identique, mot pour mot, à la position
palestinienne, selon laquelle le marquage de la frontière viendra avec un
accord définitif sur les frontières entre Israël et la Palestine.