Hagit Ofran est codirectrice de Settlement Watch, mis en place par le mouvement israélien pro-paix, Shalom Akhshav. Dans cet article, elle analyse des données récemment obtenues sur l’attribution de  » terres domaniales  » en Cisjordanie depuis 1967 et examine la validité du concept alors que la démolition controversée de Khan al-Ahmar se profile.

Pour télécharger le PDF complet : http://fathomjournal.org/wp-content/uploads/2018/12/Hagit-F21-PDF-2.pdf

Pour une analyse contrastée, lire Naomi Kahn : 

http://fathomjournal.org/wp-content/uploads/2018/12/Kahn-F21-PDF-1.pdf


Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Le village bédouin de Khan al-Ahmar, Cisjordanie, le 21 Septembre 2018. Photo by Yaniv Nadav. Flash90.

Fathom, décembre 2018

Source :  http://fathomjournal.org/israels-land-policy-1-khan-al-ahmar-and-state-land-allocations-in-the-west-bank/

Israel’s land policy (2) | Khan al-Ahmar and ‘state land’ allocations in the West Bank

 


INTRODUCTION

De nouvelles informations obtenues par Shalom Akhshav révèlent que depuis 1967, 99,8 % des  » terres domaniales  » allouées par Israël en Cisjordanie ont été attribuées aux besoins des colons israéliens, tandis que les Palestiniens, qui constituent 87 % de la population de Cisjordanie, n’ont reçu tout au plus que 0,24 % des terres (environ 1 625 dounams). En outre, la plupart des terres domaniales allouées aux Palestiniens le furent à titre de compensations pour le développement prévu des colonies de peuplement.

Ces chiffres ramènent les choses au problème fondamental auquel Israël est confronté : la validité morale de son contrôle des territoires occupés et de ses résidents palestiniens depuis des décennies déjà, sans que ceux-ci n’aient pu obtenir de droits civiques. Avec de telles données, il est très difficile d’affirmer qu’Israël gouverne ces territoires de manière juste et honnête au profit des résidents palestiniens, comme l’exigent le droit international et un minimum de bon sens moral.

Ces dernières semaines, le cas de la démolition de la communauté bédouine de Khan al-Ahmar a soulevé de sérieuses questions sur la politique israélienne dans les territoires occupés ainsi que sur le concept de  » terres d’État « . Ces Bédouins de la tribu Jahalin ont été expulsés de l’État d’Israël au début des années 50 et ont migré vers la zone du désert de Judée en Cisjordanie. Dans les années 70, il existait déjà une communauté bédouine à Khan al-Ahmar, dont les habitants avaient reçu l’autorisation des propriétaires fonciers palestiniens possédant des terres à Abu Dis de s’installer sur leurs terres. Les autorités israéliennes ne leur ont pas accordé de permis de construire pour les tentes et les huttes qu’ils utilisent, et ils vivent dans la zone sans accès aux infrastructures. Dans les années 80, Israël a déclaré que ce cite constituait une  » terre d’État  » – un terme trompeur pour  » terre publique  » puisqu’elle ne fait pas partie de l’État d’Israël. Ainsi,  les résidents de Khan al-Ahmar sont devenus des intrus sur cette  » terre d’État « , selon les autorités israéliennes.

Dans mes conférences données aux jeunes Israéliens, je leur demande souvent s’ils peuvent expliquer l’intérêt qu’Israël porte à la démolition et à l’expulsion d’une petite communauté pauvre vivant dans le désert. En tant qu’Israéliens, nous y pensons à peine ; nous sommes responsables de la loi et de l’ordre en Cisjordanie, et ces Bédouins n’ont pas de permis, alors nous appliquons la loi. Mais rarement nous pensons aux lois elles-mêmes, la façon dont elles sont adoptées, et dans quel but.

Les données citées plus haut sur le refus systématique de l’État d’Israël d’allouer des terres à des Palestiniens exposent une politique de discrimination structurelle et systémique, qui empêche précisément les villageois bédouins de Khan al-Ahmar d’obtenir ne serait-ce que des parcelles de terre minimales pour assurer leur développement. C’est une autre triste preuve que le contrôle continu d’Israël  des territoires ainsi que  le déni des droits des Palestiniens qui y vivent tout en maintenant des centaines de colonies n’a aucun fondement moral.

QUI SE VOIT ATTRIBUER DES  » TERRES DOMANIALES  » DANS LES TERRITOIRES ?

À la suite d’une demande présentée par Shalom Akhshav et le Mouvement pour la liberté d’information (en vertu de la loi sur la liberté de l’information), et après avoir refusé de communiquer les informations pendant deux ans et demi, l’Administration civile a enfin répondu :

76 % (environ 674 459 dounams) des terres de l’État consacrées à une utilisation quelconque dans les territoires occupés ont été affectées aux besoins des colonies israéliennes. Les Palestiniens n’ont reçu, au maximum, que 0,24 % (environ 1 625 dounams).

Environ 80 % des fonds alloués aux Palestiniens (1 299 dounams) ont servi à compenser la création de colonies (669 dounams) et la réinstallation forcée des Bédouins (630 dounams), de sorte que les Palestiniens ont reçu au maximum 326 dounams, dont au moins 121 sont actuellement dans la zone B sous contrôle palestinien.

« TERRES DOMANIALES  » – MAIS DE QUEL ÉTAT ?

L’expression  » terres domaniales  » est trompeuse. Dans les territoires occupés, il n’y a pas d’Etat, ni l’Etat d’Israël, ni l’Etat de Palestine. C’est une zone qui est détenue militairement par l’État d’Israël. L’expression la plus appropriée est  » terres publiques « , soit des terres appartenant au public et gérées par ceux qui assument la souveraineté.

En 1967, l’État d’Israël a assumé la responsabilité de la Cisjordanie, y compris la gestion des ressources publiques, et était censé les gérer au profit de la population occupée. Jusqu’à l’Accord intérimaire de 1995 (Oslo II), les Forces de défense israéliennes (FDI) étaient directement responsables de tous les Palestiniens vivant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, y compris de la conduite de la vie quotidienne dans toutes les villes et villages, de l’éducation, du bien-être, du développement et de la sécurité. Les Accords d’Oslo ont créé l’Autorité palestinienne, qui a assumé la responsabilité de certaines affaires civiles dans environ 40 % de la Cisjordanie (zones A et B), tandis que les FDI ont continué à gérer directement la zone C (60 % de la Cisjordanie).

Pendant les 28 premières années de l’occupation israélienne, jusqu’en 1995, Israël n’a alloué que 866 dounams de terres, une ressource précieuse aux besoins des Palestiniens. Sur ce montant, au moins 669 dounams ont été donnés à des agriculteurs palestiniens en guise de compensation pour leurs terres qui leur ont été confisquées en vue de l’établissement de colonies dans la vallée du Jourdain.

LE BLUFF ISRAÉLIEN DES  » TERRES D’ÉTAT »

Lorsqu’on parle de terres publiques dans les territoires, il faut se rappeler la façon dont elles ont été créées. Le projet de colonisation qu’Israël a mis en place en 1967 exigeait beaucoup d’acrobaties juridiques et une interprétation complexe du droit international en matière d’occupation. Le droit international interdisant l’expropriation des terres privées de la population protégée pour les besoins de la puissance occupante, les conseillers juridiques du système israélien ont mis au point une méthode permettant de  » produire  » des terres publiques sans expropriation. Ils ont réussi à interpréter la loi en vigueur dans les territoires de manière à faire comme s’il y avait déjà un grand nombre de  » terres domaniales « . Ainsi,  tout ce qui était nécessaire était de déclarer leur existence.

Le code foncier ottoman, promulgué en 1858, stipule que les terres qui ne sont pas cultivées pendant plusieurs années deviennent propriété du Sultan. Sur la base d’une interprétation draconienne de cette loi, les autorités israéliennes ont commencé à arpenter la Cisjordanie à la recherche de terres non cultivées ou insuffisamment cultivées afin de les déclarer  « terres d’État ». Grâce à cette méthode, près d’un sixième de la Cisjordanie a été déclaré terre d’État. Les propriétaires fonciers palestiniens, dont les terres figuraient dans les registres de l’impôt foncier, ont été surpris de découvrir un jour que, sous le régime israélien, leurs terres ne leur appartenaient plus parce qu’elles n’étaient pas ou pas assez cultivées.

Il est important de souligner qu’aucune des autorités précédentes en Cisjordanie, ni ottomane, ni britannique, ni jordanienne, n’a interprété cet article du Code foncier de 1858 dans une telle mesure. Aucune des autorités précédentes ne s’est activement engagée dans la recherche de  » terres domaniales  » à grande échelle, et elles n’ont pas exigé que les terres des villageois palestiniens fassent l’objet d’une culture intensive pour être considérées comme cultivées.

LA GESTION PAR ISRAËL DES  » TERRES DOMANIALES »

En 2013, l’administration civile a donné à Bimkom et à l’Association pour les droits civils en Israël des informations sur les terres domaniales attribuées aux Palestiniens à la suite d’une requête déposée en vertu de la loi sur la liberté d’information. Les informations fournies à l’époque ont révélé que la superficie totale des terres domaniales allouées aux Palestiniens était de 8 649 dounams, soit environ 1,27 % de la superficie totale allouée.

Shalom Akhshav a demandé à l’administration civile des détails sur l’objet de ces allocations et, dans sa réponse (reçue deux ans et demi plus tard), il s’est avéré que les chiffres donnés à Bimkom et à l’ACRI dans les procédures judiciaires étaient trompeurs. En fait, seuls 1 625 dounams ont été alloués aux Palestiniens plutôt que 8 649.

La différence entre les données (environ 7 000 dounams !) provient du fait que l’Etat a inclus les informations fournies à Bimkom et à l’ACRI. Mais environ 7 000 dounams de terres privées appartenant à des Palestiniens considérés par les autorités israéliennes comme absentéistes ont été attribués à d’autres Palestiniens en guise de compensation pour les terres privées qui leur furent expropriées sur lesquelles Israël a construit des colonies dans la vallée du Jourdain. Cette méthode a par la suite été définie comme illégale par le conseiller juridique de l’administration civile (voir le rapport du contrôleur de l’État 56A, 2003, p. 194).

Au cours des audiences suite au dépôt de la plainte (PETITION), les organismes censés gérer les terres publiques dans les territoires n’ont pas eu de réponses claires quant à la superficie des terres attribuées et au but de leur utilisation. Ce n’est pas un accident. L’administration civile administre les terres dans les territoires sans transparence et par l’intermédiaire d’un sous-traitant, la Division de l’établissement de l’Organisation sioniste mondiale. La plupart des terres domaniales attribuées aux colonies ont été attribuées par l’intermédiaire de la Division de l’établissement, un organisme non gouvernemental, ce qui a permis à l’entreprise d’établissement de fonctionner sans devoir faire preuve de transparence et à l’abris de la critique. Le gouvernement cherche actuellement à continuer de gérer les terres de façon opaque. Il essaie même de l’ancrer  cette façon de faire dans la loi.

Cependant, les données partielles et inexactes que nous avons reçues, ainsi que les informations que nous avons recueillies au fil des ans, illustrent la manière dont Israël gère les terres en Cisjordanie :

-Terres domaniales enregistrées par les Britanniques et les Jordaniens avant 1967 – Environ 635 000 dounams, dont environ 557 000 dans la zone C.

-Terres domaniales déclarées par Israël – Environ 930 000 dounams, dont environ 800 000 se trouvent dans la zone C. Jusqu’en 1992, environ 908 000 dounams ont été déclarés terres domaniales (selon le rapport 56A de 2003 du contrôleur de l’État). En 1992, le gouvernement Rabin a mis fin à ces déclarations, mais le gouvernement Netanyahu les a renouvelées en 1998. Depuis 1998, 22 515 dounams ont été déclarés terres domaniales.

-Terres domaniales expropriées par Israël par un ordre d’expropriation (principalement pour les routes) – Environ 77 000 dounams.

-Terres domaniales affectées à un usage quelconque – 676 084 dounams (environ 50 % des terres domaniales).

-Terres domaniales attribuées aux Israéliens – 674 459 dounams (environ 50 % des terres domaniales).

Les modes d’utilisation pour lesquelles les terres ont été attribuées :

-La Division de l’établissement – environ 400 000 dounams.

-Collectivités locales, bâtiments publics, entreprises de téléphonie cellulaire, etc. – environ 103 000 dounams.

-Les ministères et les entreprises publiques (telles que l’électricité, l’eau, les communications) – environ 160 000 dounams.

-Sociétés privées appartenant à des Israéliens – environ 11 459 dounams.

-Les terres domaniales attribuées aux Palestiniens – environ 1 625 dounams, soit 12 % des terres domaniales, et environ 0,24 % des terres domaniales attribuées.

Les modes d’utilisation pour lesquelles les terres ont été attribuées aux Palestiniens:

-Bâtiments publics, sports, infrastructures – 94,3 dounams

-Industrie – 117 dounams

-Agriculture – 732,8 dounams, dont au moins 669 dounams représentaient une compensation pour des terres prises pour l’établissement de colonies.

-Transfert forcé de bédouins – 630 dunams. (270 dounams pour la tribu A-Rashidiya près de Jéricho et 360 dounams pour la tribu Jahalin près de la décharge d’Abu Dis – la plupart des allocations n’ont pas encore été appliquées.)

-Utilisation inconnue – 50,5 dounams (probablement en agriculture).

L’ÉVOLUTION DU DISCOURS ISRAÉLIEN

Il y a environ 12 ans, j’ai eu le privilège de travailler avec mon prédécesseur Dror Etkes sur des recherches qui ont changé tout ce que nous savions sur les colonies. Le rapport, One offense begets another (2006), révèle qu’environ un tiers de la superficie des colonies appartient à des Palestiniens. J’ai toujours su que les colonies prenaient injustement des terres qui devraient appartenir à la nation palestinienne, et que c’était illégal en vertu du droit international. Mais je n’aurais jamais pensé que nous volerions la propriété privée des Palestiniens.

Les informations contenues dans le rapport n’ont pas provoqué de tremblement de terre dans l’opinion publique israélienne à l’époque, mais elles ont servi de base à des initiatives qui ont radicalement modifié le discours public sur les colonies. Nous pouvions enfin savoir si une maison particulière construite dans les colonies se trouvait sur des terres privées ou non. Shalom Akhshav et d’autres organisations ont ainsi pu déposer des pétitions auprès de la Haute Cour de justice contre la construction de colonies de peuplement sur des propriétés privées palestiniennes – illégales même selon la loi israélienne.

Ces plaintes ont provoqué une tempête politique et ont conduit le tribunal à contraindre le gouvernement Nétanyahou à évacuer plusieurs zones de peuplement, dont Migron (2012), Ulpana (2012), Amona (2017) et plus encore. Une autre réalisation importante de ces plaintes est que, depuis lors, presque aucune nouvelle colonie n’a été construite sur des terres palestiniennes privées.

Mais il y a eu ensuite un changement dans le discours public. Souvent, lorsque je m’adressais à un journaliste pour lui parler de la création d’un nouvel avant-poste ou d’un nouveau quartier, on me demandait : Est-ce une terre privée ? Sinon, il n’y a pas d’histoire. Ce que le journaliste voulait dire, c’est que si elle était considérée comme légale selon la loi israélienne, bien qu’il s’agisse d’un changement important sur le terrain avec de graves implications politiques, elle n’était pas digne d’intérêt pour les médias. La question politique cruciale pour l’avenir d’Israël que pose la construction de colonies de peuplement, de la possibilité – et du prix à payer – d’une solution à deux États, est devenue moins intéressante. Il s’est avéré qu’en attirant notre attention sur l’illégalité de certaines constructions, nous avons détourné l’attention de la construction qui était considérée comme  » légale  » selon les règles israéliennes.

Les nouvelles données que nous avons reçues récemment sur la répartition des  » terres domaniales  » en Cisjordanie peuvent peut-être nous ramener au cœur du débat sur la légitimité de toutes les colonies et nous rappeler que même lorsqu’une terre n’est pas considérée par Israël comme une terre privée, la politique israélienne dans les Territoires occupés est fondée sur la discrimination. Elle est donc immorale et illégale en vertu du droit international.