« Le ’Hamas planifie depuis des mois un embrasement de la barrière, conscient qu’il se soldera par des dizaines de morts – un objectif que des voix s’élevèrent en Israël pour avertir qu’il serait atteint s’il n’était pas d’ici là remédié à la crise économique et sociale dans la bande de Gaza. Mais Israël n’a pas levé le petit doigt pour éviter des affrontements mortels… » observe ici Amos Harel.

 

Traduction Charles Goldszlagier pour LPM

Manifestants palestiniens à la frontière © Ibraheem Abu Mustafa/Reuters [DR]

Ha’Aretz, le 16 mai 2018

 

L’Analyse d’Amos Harel

Les panaches de fumée s’élevant de Gaza au loin étaient déjà visibles sur la route depuis la ville de Nétivoth, dans le Néguev, lundi matin. Au cours des heures suivantes, la fumée s’est épaissie, des pneus brûlant sur des dizaines de sites de protestation le long de la bande, de Nétiv Ha’asara au nord jusqu’aux terminaux de Rafa’h et Kérem Shalom au sud. Lundi a marqué le huitième round de manifestations dirigées par le ’Hamas depuis le début de la vague actuelle, le 30 mars. L’un des calculs des organisateurs était d’étirer les frictions le long d’une vaste zone […]. L’armée a déployé 13 bataillons, soutenus par la police […] ; décrété l’arrêt complet de l’entraînement des nouveaux conscrits cette semaine ; et s’est focalisée sur la bande de Gaza ainsi, dans une moindre mesure, que sur la Cisjordanie.

Les manifestants palestiniens se sont rassemblés assez lentement au début. À midi, l’armée estimait encore leur nombre à environ 10 000, et le niveau des affrontements était relativement bas. Mais ensuite un changement est survenu. Des dizaines de milliers de Gazaouis se sont dirigés vers la frontière (au plus fort de la manifestation, il y avait apparemment entre 40 000 et 50 000 personnes) et, simultanément, les frictions ont empiré. Des centaines de manifestants ont tenté de parvenir à la clôture elle-même. Le bruit des bombes lacrymogènes qui explosaient s’est progressivement joint au feu des snipers. Selon les Forces de défense israéliennes, le ’Hamas a payé les habitants de Gaza pour atteindre la barrière et veillé à ce que de nombreuses jeunes femmes figurent aux premiers rangs de manifestants. Dans trois cas, des soldats ont tiré sur des groupes armés qui essayaient de placer des engins explosifs sur la clôture et ont ouvert le feu sur les forces de Tsahal.

Avec des jumelles, depuis divers points d’observation à quelques centaines de mètres de la clôture, on pouvait voir que les manifestations étaient planifiées et contrôlées par le  ’Hamas. Des gens s’étaient rassemblés en masse près du passage de Karni, en face du kibboutz Na’hal Oz, et ont commencé brusquement à marcher vers le sud le long de la frontière en cortège ordonné, escortés par des hommes à motocyclette. Le cortège s’est arrêté à environ deux kilomètres de là […] et a commencé à se réorganiser derrière un remblai de terre près du lieu où des tireurs d’élite israéliens étaient stationnés. En quelques minutes, des affrontements ont éclaté et les ambulances se sont précipitées pour attendre à l’abri l’évacuation des premiers morts et blessés.

Lundi, on pouvait constater nettement la présence renforcée de l’armée. Les soldats étaient presque partout. Des tireurs d’élite étaient postés le long de la clôture et, derrière eux, des troupes dans les champs des kibboutzim et des moshavim. Un peu plus loin, dans les aires de stationnement, les forces spéciales de la police attendaient pour, en cas de besoin, gérer un franchissement en masse de la barrière de masse et une pénétration profonde en territoire israélien. Cela ne s’est pas produit, mais de nombreux Palestiniens ont été touchés dans les affrontements le long de la clôture. Vers 18 heures, lorsque les manifestants sont partis, suivant les directives du ’Hamas, 43 Palestiniens avaient été tués, des centaines avaient été blessés par des tirs à balles réelles et des centaines d’autres aspergés de gaz lacrymogène. Une grande quantité de ces gaz a été utilisée, rapidement dissipée en zone ouverte, comme lors des manifestations précédentes. […] Les tirs des snipers furent l’arme principale et le nombre de victimes au cours de cette journée, la plus sanglante à Gaza depuis l’opération Bordure Protectrice à l’été 2014, fut donc élevé.

Tout cela s’est passé comme indiqué clairement et prédit à l’avance : le ’Hamas a dit exactement ce qu’il prévoyait pour la mi-mai dès la fin du mois de mars ; et le renseignement israélien a été capable de prédire avec précision ce qui allait advenir lundi. Le grand nombre de victimes palestiniennes va maintenant susciter la critique sévère de certains pays (d’autres, comme l’administration américaine actuelle, sont devenus assez indifférents à ces développements). Des questions seront sans doute posées sur les règles d’implication des Forces de défense israéliennes. Mais après une série de visites à la frontière, il est difficile de critiquer les tireurs d’élite ou leurs officiers. Pour recourir à la dure formulation […] du défunt Premier ministre Ariel Sharon, l’homme qui a évacué les colonies israéliennes de la bande de Gaza, beaucoup de manifestants se sont avancés, encouragés par le ’Hamas, « comme s’ils entraient dans des enclos à bestiaux qu’ils savaient là ». Tels une file de taureaux sur le chemin de l’abattoir, les manifestants ont poussé vers la ligne de tir — laissant aux snipers peu de marge de manœuvre. À l’ouest, d’une à quelques dizaines de mètres séparent les remblais de terre des positions des tireurs d’élite […], et quelques dizaines encore la clôture de la ligne où les manifestants affluaient. De temps en temps, des jeunes sortaient du rang et se dirigeaient vers la clôture. Quand on tire à une telle distance, surtout lorsque la foule se déplace, un grand nombre de morts et de blessés est presque inévitable.

La question principale est donc de savoir ce qu’Israël a fait pour empêcher ce bain de sang avant qu’il ne se produise ? La réponse est : presque rien […]. Depuis des mois, les forces de sécurité avertissent que les infrastructures et l’économie de Gaza se trouvent dans une situation désespérée, que le chômage déferle et, avec lui, les sentiments de frustration et de rage. On sait également que le ’Hamas subit une pression stratégique sans précédent : il ne parvient pas à prendre en charge le fardeau économique de la bande de Gaza (d’autant qu’il persiste à investir des fonds énormes dans ses forces militaires) ; ses relations avec les Saoudiens et l’Égypte sont mauvaises ; et tous les efforts de réconciliation avec l’Autorité palestinienne ont échoué. Il était donc clair que le mouvement voyait ces actions — sous couvert de manifestations populaires et spontanées — comme un moyen de sortir de ce piège, même au prix de la vie des dizaines de personnes qui ont pris d’assaut la clôture d’assaut sous le feu des tireurs d’élite.

Durant tout ce temps, le Premier ministre et le ministre de la Défense ont usé d’un document des services de sécurité du Shin Bet selon lequel il n’y aurait toujours pas de crise humanitaire à Gaza (seulement une « situation humanitaire qui n’était pas simple »). Lorsque le ‘Hamas a envoyé des messages proposant une ‘hudna, un cessez-le-feu de longue durée — via le Qatar entre autres —, Israël l’a dénigré. Il est fort probable que la proposition n’était pas sincère […]. Mais l’essentiel est qu’Israël a tout juste levé le petit doigt pour soulager la détresse dans la bande de Gaza. Les événements le long de la clôture constituent une catastrophe attendue. Israël a adopté une ligne fataliste, selon laquelle ce qui se passe ne pouvait que se produire. Non que cela ait perturbé l’esprit festif qui s’est emparé des émissions de télévision et de radio lundi, à partir de la cérémonie d’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem et […] de la victoire à l’Eurovision à Tel-Aviv. La réalité nous est projetée comme sur un écran partagé, dont les parties n’ont pratiquement rien à voir l’une avec l’autre. À Gaza, le système de santé s’effondre sous le poids des soins à des centaines de blessés par balles alors que dans les kibboutzim et les moshavim limitrophes de la bande on redoute ce qui va arriver ; ministres et rabbins remercient Dieu et le président Trump tandis qu’à Tel Aviv on fait la fête comme s’il n’y avait pas de lendemain.

Lundi après-midi près du point de contrôle de Qalandiyah (au nord-ouest de Jérusalem), un seul panache de fumée s’élevait. Il provenait de la manifestation la plus importante en Cisjordanie, qui a peu impressionné par rapport aux événements dans la bande de Gaza. À son apogée, celle-ci a attiré environ 1 800 personnes, dont seules quelques-unes ont affronté les forces israéliennes. Des officiers chevronnés de Tsahal et de la police des frontières ont contrôlé les manifestants sans difficulté. La distance entre les deux côtés a été maintenue et aux jets de pierre il a été répondu avec des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Seuls quelques manifestants ont été blessés. La Cisjordanie réagit timidement aux événements. Ni l’ambassade, ni les dizaines de morts dans la bande de Gaza, n’ont jusqu’ici amené les masses dans les rues. Dans la bande, la situation est différente. Les premières déclarations faites par les hauts responsables du ’Hamas après la tuerie d’aujourd’hui n’ont affiché aucun recul […]. Mardi est le jour de la Nakba et le mois sacré du Ramadan commence. Pendant les années de l’Intifada, quand un grand nombre de personnes furent tuées, une puissante énergie imprégna les masses populaires et les douzaines de funérailles déclenchaient de nouveaux affrontements et manifestations. Cela pourrait être aussi le cas maintenant et conduire à de nouveaux tirs de roquettes, tirs dont les factions palestiniennes se sont abstenues au cours des deux derniers mois, semble-t-il selon les strictes instructions du ’Hamas.

Dimanche, une délégation du ’Hamas dirigée par un haut responsable de Gaza, Ismaïl ’Haniyeh, s’est rendue au Caire d’où elle est vite revenue, apparemment les mains vides. Il semble qu’il faille maintenant l’intervention des pays arabes, en premier lieu l’Égypte, afin d’éviter une escalade continue qui pourrait mener à des tirs de roquettes dans le sud, suivis de bombardements israéliens.

L’Auteur

Ancien reporter sur Gaale Tsahal, la radio de l’armée, Amos Harel est journaliste au Ha’Aretz, dont il est depuis douze ans le correspondant pour les questions de défense et de stratégie et a couvert à ce titre tant la lutte d’Israël contre les organisations terroristes que la deuxième Intifada et la dernière guerre au Liban. Poursuivant une carrière multiforme, il est fréquemment sollicité par les médias audiovisuels et internet tant israéliens qu’étrangers.

Considéré comme l’un meilleurs experts israéliens en ces matières, il a co-écrit deux ouvrages avec son confrère Avi Issacharoff, dont le premier a été traduit en langue française par Jean-Luc Allouche sous le titre La Septième Guerre d’Israël : Comment nous avons gagné la guerre contre les Palestiniens et pourquoi nous l’avons perdue, Paris, Hachette, 2005. Le second, 34 Jours : Israël, le Hezbollah et la guerre au Liban, est disponible en traduction française en version électronique.

Tous deux best-seller en Israël, l’un et l’autre ouvrages ont obtenu le prestigieux prix israélien  Chechic pour une recherche exceptionnelle en matière de sécurité.