Haaretz, 14 novembre 2003
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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Il y a de nombreuses années, le soir de Tish’a b’Av [[9 du mois d’Av dans le
calendrier juif, jour commémorant la destruction du premier et du second Temple, ndt]], la télévision israélienne présentait un talkshow étonnant (sur la seule chaîne qui existait alors). Les participants étaient invités à incarner chacun l’un des personnages ayant joué un role dans les évènements tragiques qui ont conduit à la destruction de second Temple. Tous interprétèrent avec talent une mise en scène des conflits qui avaient divisé le monde juif de l’époque.
Les modérés mirent en garde contre l’absurdité de la révolte contre l’Empire
romain, et demandèrent qu’une solution de compromis soit trouvée avant qu’il ne soit trop tard. « Les Juifs de la diaspora se mobiliseront et viendront à notre aide! » cria la députée Geula Cohen (extrême droite nationaliste) qui jouait l’un des chef des Zélotes. « Mais ils ne sont pas venus », observa sèchement Hannah Zemer, animatrice de l’émission, interrompant ainsi le jeu de rôles. « Ils ne se sont pas mobilisés et ne sont pas venus… »
Par cette remarque sardonique, Hannah Zemer, écrivain et journaliste de
renom, voulait souligner les limites de la solidarité et de l’identification du monde juif vis-à-vis de l’Etat juif. Le fait que depuis trois ans, très peu de visiteurs juifs se soient rendus en Israël, et qu’un d’un autre côté, on ait assisté à des démonstrations poignantes de solidarité et d’amour pour Israël, illustre la complexité d’une réalité dichotomisée où la moitié du peuple juif vit en Israël, et l’autre moitié ailleurs.
Mais la destruction du Temple délivre un message bien plus aigu et actuel.
Les Juifs de la diapora, autant qu’on le sache, sont restés les bras croisés
alors que les Zélotes forçaient la communaute juive à la révolte. Les
communautés juives d’Afrique du Nord, importantes et bien implantées, ne se
sont en rien servi de leur influence pour renforcer les modérés à Jérusalem.
Finalement, alors qu’il était déjà trop tard, Rabbi Yohanan ben Zakkai, le
leader des modérés, put sauver « Yavneh et ses érudits » [[Pendant le siège de Jérusalem par les Romains, qui déboucha sur la destruction du Temple, la déroute de la révolte juive et la répression romaine, Rabbi Yohanan ben Zakkai obtint de l’empereur Vespasien la création d’une académie sanctuarisée à Yavneh. Yavneh fut à l’origine de la renaissance intellectuelle, spirituelle et sociale juive]] qui fut épargnée par les Romains. Des siècles plus tard, le Talmud de Babylone chroniqua les évènements autour de la destruction du Temple d’une manière qui montrait clairement sa désapprobation à l’égard de l’extrémisme des Zélotes.
Dans les termes d’aujourd’hui, « Yavneh et ses érudits », ce serait l’Etat bi-national, dans lequel la minorité juive se verrait, ou non, accorder son autonomie culturelle. Partout dans le monde, et cela est vrai aussi pour les écrivains et les intellectuels juifs, on a de plus en plus l’impression que les deux parties ont durci leurs positions, et que les chances s’estompent de mettre en oeuvre une solution consensuelle au Moyen-Orient. Quant à l’aspect démographique du problème, le scénario catastrophe d’un Etat bi-national est considéré comme de plus en plus réaliste. De plus en plus de Palestiniens considèrent ce scénario comme la solution la plus souhaitable. Récemment – et tardivement – les médias israéliens ont commencé à se rendre compte de cette dangereuse évolution du discours politique international
Mais les Juifs de la diaspora, avec leurs organisations puissantes, restent les bras croisés. Il ne s’agit pas ici, évidemment, de la minorité idéologique qui s’identifie consciemment aux forces nationalistes en Israël, les Zélotes d’aujourd’hui. Le problème, c’est la majorité juive silencieuse qui, par son silence, se résigne de fait à voir les Zélotes des temps nouveaux imposer leurs vues à l’Etat juif et à hypothéquer ainsi ses chances de survie. Cette majorité juive, qui manifeste son soutien à Israël de tant de manières, s’impose le silence dès qu’il est question des problèmes politiques cruciaux auxquels Israël est confronté.
De quel droit les Juifs de la diaspora se dérobent-ils à leurs responsabilités historiques, pour la deuxième fois dans l’histoire du peuple juif? Il n’est pas possible que la totalité de la sagesse politique du peuple juif se soit concentrée exclusivement dans les cerveaux des Juifs que le destin a conduits à s’installer en Israël. Cette sagesse est, plus probablement, répartie à parts egales entre les deux moitiés du peuple juif.
Pourquoi, alors, les Juifs d’Amérique refusent-ils à l’Etat juif, au moment où il en a besoin, la contribution la plus précieuse qu’ils sont à même de fournir : une contribution faite de sagesse, de lucidité, d’engagement sincère et sans complexes dans les décisions difficiles qu’Israël doit prendre?
La semaine prochaine, l’Assemblée générale de la Fédération nord-américaine
des communautés juives unies se réunira à Jérusalem. Ce sera sans doute
l’occasion d’une grande manifestation de solidarité. Reste à espérer qu’elle
ne sera pas jugée par l’histoire juive comme une célébration du silence.