Est-il interdit par la loi juive, par la halakha, de renoncer à exercer la souveraineté politique sur tout ou partie de la Judée et de la Samarie revenues entre nos mains à la suite de la guerre des Six Jours? Texte de la conférence du professeur Georges Hansel, prononcée lors de notre réunion du 2 décembre 2002 au théâtre Dejazet.


Est-il interdit par la loi juive, par la halakha, de renoncer à exercer la souveraineté politique sur tout ou partie de la Judée et de la Samarie revenues entre nos mains à la suite de la guerre des Six Jours ? Une analyse, même superficielle, des termes de cette question en dégage immédiatement plusieurs dimensions.

En voici, à mon sens, les quatre principales, qui vont constituer la trame de cette étude : Quelle est la nature du lien qui relie le peuple juif à sa terre ? En quoi ce lien concerne-t-il la loi juive et quelle est la position des autorités traditionnelles à ce sujet ? Puisque la question a évidemment une connotation politique, il faut également s’interroger plus généralement sur la manière dont la tradition conçoit sa propre relation avec le quotidien de l’action politique. Enfin, comme on le verra, ce problème de territoire a soulevé des controverses.

Je me propose donc d’examiner s’il s’agit de l’une de ces controverses classiques auxquelles nous sommes accoutumés ou si nous sommes en présence d’un phénomène nouveau.

Le lien avec la Terre d’Israël

Du point de vue de la tradition, le lien entre le peuple juif et sa terre n’a pas pour origine la conquête de la terre effectuée à la sortie d’Égypte, ni même la promesse faite à Abraham, promesse en vertu de laquelle a été forgée l’expression habituelle de Terre promise. Il faut remonter bien avant, il faut au sens littéral remonter au Déluge. Dans la répartition des terres effectuée entre les fils de Noë, la terre d’Israël est échue en partage à Sem, le deuxième fils de Noë. Mais elle fut par la suite conquise par les descendants de Canaan [[Cf. Thorat kohanim, fin de la paracha kedochim]], le troisième fils de Noë, de sorte que la promesse faite à Abraham, descendant de Sem, n’est en réalité que la promesse de recouvrer le moment venu une terre qui lui revient légalement.

Autrement dit, pour la conscience juive, le lien entre le peuple juif et sa terre n’est pas fondé sur les vicissitudes de l’histoire et la contingence des conquêtes et reconquêtes. La terre d’Israël est d’emblée son héritage, elle est un élément constitutif de l’identité juive. Pour le dire de facon précise, le lien avec la Terre d’Israël qualifie l’identité juive dans les profondeurs de son origine, au point exact où cette identité s’enracine dans l’universalité humaine.

Sur cette base première et inaltérable viennent alors se greffer plusieurs dimensions. Une dimension politique : la terre d’Israël est le lieu où le peuple juif a vocation à vivre indépendant, où il peut échapper à ce que la tradition appelle le chiboud malkhouiot, la soumission à d’autres souverainetés. Une dimension proprement religieuse : la terre d’Israël est la terre de la prophétie et le temple de Jérusalem est qualifié de maison de
prière pour tous les peuples [Elie Benamozegh, dans son ouvrage Israël et l’humanité, a particulièrement insisté sur cet aspect]. Dimension sociale également avec tous les commandements liés a la terre, le jubilé, la jachère septennale (la chemita), etc., commandements dont la finalité première est à l’évidence de faire échapper la vie paysanne à son aliénation ainsi que d’éradiquer ou au moins de limiter la formation de la pauvreté. Mais il ne faut pas s’y tromper : réduire comme on le fait souvent le lien entre Israël et sa terre à l’une de ses dimensions, par exemple à sa dimension politique ou à sa dimension religieuse, est une dénaturation du sens de ce lien, un lien qui touche de manière quasiment consubstantielle à la construction même de l’identité juive. La terre d’Israël est inscrite dans notre carte d’identité.

Cependant il faut introduire une restriction. Le lien entre le peuple juif et sa terre est certes immuable, il peut cependant connaître des éclipses. En effet, la terre d’Israël a une particularité : elle ne tolère pas les écarts de conduite excessifs et, lorsque la mesure est pleine, elle rejette ses habitants. Le texte biblique est déjà parfaitement explicite ; en conclusion d’un énoncé de lois, il est ajouté [[Lévitique, 18-26]] : « Vous conserverez mes décrets et mes lois, vous ne commettrez pas toutes ces horreurs, ni [vous] les autochtones, ni les étrangers qui résident parmi vous; ainsi, la terre ne vous vomira pas… comme elle a vomi le peuple qui l’habitait avant vous. »

Les prophètes d’abord, puis le Talmud et ses commentateurs, développent abondamment cette idée. Le lien inaltérable par principe entre le peuple juif et sa terre peut connaître des interruptions de fait. L’exil, bien que condition anormale, est une situation inscrite d’emblée dans les potentialités de l’existence juive et, de fait, la plus grande partie de notre histoire s’est déroulée en exil. La présence du peuple juif en terre d’Israël est vue par la tradition comme conditionnelle. Dès lors que la société n’est plus conforme à certains standards éthiques, dès lors que le droit et la justice y sont bafoués, la présence effective en terre d’Israël n’a plus de sens, l’exil devient le statut normal de l’existence juive. Le lien entre le peuple juif et sa terre persiste mais prend désormais la figure d’un espoir ou d’un idéal.

Ce serait cependant encore une erreur de considérer que le sens de l’exil se réduit à être une sanction. Sous un autre point de vue, l’exil peut être également considéré comme une nécessité quasiment objective. Il est presque impossible de mettre véritablement en application les idéaux du judaïsme dans une société qui n’a pas atteint un certain niveau de développement, un monde où l’extrême rigueur des conditions d’existence secrète violence et même cruauté dans les rapports entre nations. N’est-il pas objectivement préférable de n’avoir pas à exercer une souveraineté politique dans ces conditions ? C’est ce qu’énonce le Rav Kook, dans l’un de ces raccourcis saisissants dont il a le secret [[Orot, page 14]] :

« Nous avons quitté la politique mondiale sous une contrainte qui recèle un assentiment intérieur, jusqu’à ce que vienne le temps heureux où il devient possible de gouverner sans malfaisance et barbarie : tel est le temps que nous attendons … Un délai était necessaire car notre âme était écoeurée des horreurs de la vie politique en ces temps détestables. Mais voilà que le moment est venu, il est tout proche …, nous pouvons déjà nous préparer, car il est désormais possible de diriger notre royaume sur les fondements du bien, de la science, de la droiture et d’une claire lumière divine. » Jacob a envoyé à Esaü un vêtement royal [[Berechit Raba, 75]] avec ce message: « Que mon maître passe devant son serviteur. » Il ne convient pas à Jacob de s’occuper de politique en un temps où cela exige d’être sanguinaire. Nous avons donc reçu juste la base indispensable pour fonder un peuple et dès que le tronc a été achevé, nous avons perdu la souveraineté, nous avons été dispersés parmi les peuples et semés dans les profondeurs de la terre « jusqu’à ce que vienne le temps de la récolte et que la voix de la tourterelle s’entende dans notre terre » [[Cantique des cantiques, chap. 2]].

Héritage immuable, présence effective conditionnelle et exil sont ainsi les composantes structurelles, chacune essentielle, de notre relation à la Terre d’Israël. [[Le Talmud est encore plus radical, allant jusqu’à attribuer à l’exil une signification positive. Voici d’abord ce qu’annonce le prophète Osée (chap. 2-23) : « À cette époque, dit l’Éternel, je répondrai aux demandes des cieux et ils répondront à celles de la terre. La terre répondra aux demandes du blé, de la vigne et de l’huile, et eux répondront à celles d’Israël. Je sèmerai Israël dans la terre, j’aurai pitié de ceux dont je n’ai pas eu pitié, je dirai « tu es mon peuple » à celui dont j’avais dit « il n’est pas mon peuple » et il dira « tu es mon Dieu ».  » Le sens simple de ce texte ne prête pas à confusion : Israël sera à nouveau installé, enraciné, ou plutôt, selon l’expression employée par Osée, « semé sur sa terre », et profitera à nouveau de son abondance. Mais le Talmud ne se laisse enfermer dans cette description bucolique et, avec son audace habituelle, il n’hésite pas à renverser la perspective. Isolant l’expression « je sèmerai Israël dans la terre » et la détournant de son sens premier, il lui donne un tour surprenant. Dans le traité Pessahim (87b), Rabbi Eliezer dit : « Dieu n’a exilé Israël parmi les peuples que pour que s’ajoutent à eux des étrangers comme il est dit : ‘je sèmerai Israel dans la terre’. Si un homme sème un kilo de blé, c’est pour en récolter plusieurs dizaines. » Dans la lecture de Rabbi Eliezer, Israël n’est plus semé dans sa propre terre, mais dans la terre tout court. L’enracinement dans la terre d’Israël devient la dispersion de l’exil, auquel est maintenant attribué un caractère positif. L’exil se compare à des semailles où la récolte dépasse largement en quantité ce qui a été semé. Par l’exil, Israël reçoit un apport nouveau : ce sont les prosélytes qui, venant partager l’histoire d’Israël, l’enrichissent d’une infinité d’expériences. Comme l’exprime si bien Léon Askénazi, Israël est allé en exil rassembler les étincelles d’une sainteté éclatée, intégrer à son identité toutes les valeurs de l’humain.]]

La Terre d’Israel et la halakha

Voyons maintenant en quoi la loi juive, la halakha, se préoccupe de notre présence effective sur notre terre. Nous rencontrons ici une controverse retentissante, l’une des plus virulentes de la tradition juive. On peut lui donner comme formulation de départ une critique de Maïmonide (Rambam) par Nachmanide (Ramban). Dans le Livre des commandements (le Sefer haMitsvot), un livre où il dresse la liste de tous les commandements de la Thora, Maïmonide ne fait pas figurer l’obligation de prendre possession et d’habiter la Terre d’Israël. Nachmanide le critique en ces termes :

« Nous avons reçu l’ordre d’hériter de la terre que Dieu a donnée à nos pères, Abraham, Isaac et Jacob, de ne l’abandonner à aucun autre peuple, ni de la laisser désolée. … La preuve qu’il s’agit bien d’un commandement est ce qui est dit lors de l’épisode des Explorateurs [[Deutéronome 1-21]] : [Moïse avait dit à Israël] : ‘Monte et hérite [de la terre] comme l’Eternel, Dieu de tes Pères te l’a dit, sois sans crainte ni frayeur’. Et lorsqu’ils n’ont pas voulu monter il est dit: ‘Vous vous êtes révoltés contre l’ordre de l’Eternel’. » Il s’agit donc bien d’un commandement et non d’une promesse… Et c’est ce que confirme le Talmud [[Traité Sota, 44b]] : la guerre de conquête par Josué a le statut de guerre commandée (mil’hemet mitsva), la guerre d’expansion de David a le statut de guerre facultative (mil’hemet rechout).

Nachmanide montre ensuite que ce commandement ne concerne pas la seule époque de Josué mais oblige également les générations ultérieures. Cependant est-il encore en vigueur lorsque le peuple juif a été condamné à l’exil ? La réponse de Nachmanide est à nouveau positive, bien que moins assurée et formulée avec des nuances importantes :

« Et moi je dis que le commandement sur lequel les Sages ont tellement insisté, à savoir le fait de résider en Terre d’Israël, au point qu’ils ont dit [[Traité Ketouvot, 100b]] : ‘quiconque quitte la Terre d’Israël pour résider à l’extérieur, qu’il soit à tes yeux comme un idolâtre’, et toutes les autres formules de ce type, je dis que cela dérive de l’obligation d’hériter de la terre et de s’y installer. Il s’agit donc d’une obligation valable pour toutes les générations qui oblige chacun d’entre nous même en période d’exil. »

Nous voici donc en présence d’une controverse essentielle. Maïmonide ne mentionne pas l’existence d’un commandement de prendre possession et d’habiter la Terre d’Israël et Nachmanide critique cette omission. Il faut toutefois ajouter quelques précisions.

Comme on l’a vu, Nachmanide ne s’exprime pas dans les mêmes termes lorsqu’il traite de la période de l’exil. Il ne parle plus de conquête, mais du simple fait de résider et de même l’obligation n’est plus définie comme collective mais comme individuelle. C’est ce que soulignent plusieurs décisionnaires d’envergure et notamment un descendant de Nachmanide, Rabbi Shlomo bar Chimeon [[Responsa II]] :

« Mon ancêtre Nachmanide a compté la résidence en Terre d’Israël parmi les obligations de la Torah selon ce qui est dit : ‘vous en prendrez possession et vous y habiterez’. Cependant, pendant toute la durée de ce dur exil, ce n’est pas une obligation collective reposant sur la communauté d’Israël. Bien au contraire, sa réalisation nous est défendue en vertu des serments que Dieu a fait jurer à Israël de ne pas hâter la fin des temps et de ne pas monter en force. Il s’agit donc [seulement] d’un commandement concernant chaque individu de venir résider en Terre d’Israël.

De son côté, si Maïmonide ne mentionne pas l’existence d’une obligation, il n’en accorde pas moins à la Terre d’Israël une grande importance. Il ne s’agit en aucune façon d’une attitude de réserve intellectualiste à l’égard de la valeur de la terre. En voici deux preuves, choisies parmi bien d’autres. Du point de vue légal, Maïmonide statue qu’il est interdit à celui qui réside déjà en Terre d’Israël de la quitter sauf pour certains motifs importants [[Cf. Lois des Rois 5-9]]. Et, par-delà la légalité stricte, il écrit notamment ceci [[ Lois des Rois, 5-10]] :

« Les plus grands savants embrassaient les pierres de la Terre d’Israël et se roulaient dans sa poussière ainsi qu’il est dit [de Sion dans un psaume de David] [[Psaumes 102-15]] : ‘Tes serviteurs affectionnent ses pierres, ils chérissent jusqu’à sa poussière’. »

Nous sommes loin de la caricature de Maïmonide défini comme rationaliste aristotélicien désincarné, et le désaccord entre Maïmonide et Nachmanide n’est donc pas si profond qu’il apparaît à première vue. De fait, jusque vers la fin du 19ème siecle, cette controverse est restée essentiellement académique. Qu’il existe ou non une obligation de résider en Terre d’Israël, l’attachement du peuple juif à sa terre a suscité en permanence des mouvements de retour et il y a toujours eu des communautés qui s’y constituaient.

En revanche, avec l’apparition du mouvement sioniste, tout a changé. D’une part, la controverse est devenue beaucoup plus vive ; et d’autre part elle s’est considérablement ramifiée. Il ne s’agissait plus seulement de savoir s’il existe ou non un commandement de prendre possession et d’habiter la Terre d’Israël mais d’approfondir de manière minutieuse le sens et les limites de chacune des options pour parvenir à des conclusions sur le plan de l’action. Quelle attitude adopter face à un mouvement sioniste dont la motivation est avant tout politique ? Les autorités rabbiniques ont
developpé toute une gamme de réponses allant de l’opposition déterminée à un appui chaleureux. La controverse persiste jusqu’à ce jour, même si sur certains points un consensus semble se faire jour. Voici, à titre d’exemples, quelques-unes des questions ayant fait l’objet de discussions.

Quelle est la place exacte de l’obligation de résidence en Terre d’Israël, si elle existe, dans la hiérarchie des commandements ? Quels sont les motifs légitimes de quitter Israël provisoirement ou définitivement ? Résider en Israël a-t-il encore un sens si l’on n’y trouve pas de travail ? Cela a-t-il un sens pour qui ne respecte pas la loi juive ? D’une façon générale, est-ce que les événements de l’histoire moderne, tels que la déclaration Balfour, la Shoah, le vote des Nations unies, tirent à consequence pour la loi ? Toutes ces questions et bien d’autres ont été amplement analysées et donnent chaque fois lieu à des controverses entre décisionnaires. À l’heure actuelle, la plupart d’entre elles sont encore loin d’être tranchées. Un point recueille cependant un consensus quasi-général. Acquérir une résidence en Terre d’Israël d’une part, venir y résider d’autre part, sont des actions recommandées a titre individuel, en tout cas si certaines conditions sont
satisfaites.

Loi et politique

L’existence même et l’analyse de ces controverses suffirait déjà pour répondre à notre question initiale : on ne saurait prétendre que renoncer à exercer la souveraineté politique sur une partie de la Terre d’Israël est clairement interdit par la loi juive en toutes circonstances. En admettant même que ce probleme relève de la loi, on pourrait tout au plus répondre qu’il y a débat. Je souhaite cependant approfondir quelque peu l’analyse. Renoncer dans des circonstances données à une souveraineté politique sur un espace déterminé est par définition même une question politique. Il faut donc se demander dans quelle mesure la loi juive doit ou peut se prononcer sur une telle question.

Il convient d’abord de remarquer que la société juive a toujours fonctionné selon un principe de séparation des pouvoirs. D’un côté un pouvoir exécutif, administratif et politique, ce que le Talmud résume en le pouvoir du Roi; de l’autre un pouvoir simultanément législatif et judiciaire, celui du Sanhedrin. Une telle séparation a sans doute une origine très ancienne mais nous l’observons clairement dans l’histoire des deux mille dernières années. Jusqu’au 10ème siècle la majeure partie du peuple juif est réunie à Babel. Le pouvoir politique est entre les mains de l’Exilarque qui, d’une part
représente la Communauté face au pouvoir non juif et d’autre part dispose d’un pouvoir d’administration et de police. En revanche, le pouvoir législatif et judiciaire est entre les mains des h’akhamim, des autorités rabbiniques. Le Talmud décrit ainsi cette situation en disant : « l’Exilarque est à la place du roi, ce qui définit à la fois l’étendue et les limites de son pouvoir. »

À partir du 10ème siècle, la dispersion des communautés conduit à l’apparition d’un nouveau modèle institutionnel, mais où l’on retrouve cette séparation des pouvoirs. Il y a d’un côté un pouvoir administratif communautaire démocratiquement élu ; et, d’autre part, toujours le pouvoir législatif et judiciaire entre les mains des h’akhamim. Naturellement,
certaines questions se situent à l’intersection des compétences et réclament la coopération entre les deux pouvoirs, mais leur existence l’un en face de l’autre, chacun avec son domaine et équilibrant la puissance de l’autre, s’est maintenue jusqu’à la Révolution.

Cette dualité correspond de plus à la nature des choses. Elle revient à distinguer ce qui relève de questions de principe, où l’on vise à établir des règles durables fondées sur les conceptions du judaïsme, et d’un autre côté ce qui relève de de l’ordre politique et de necessités contingentes qui se modifient sans cesse. Rabbi Nissim, un talmudiste de grande envergure du 13ème siecle décrit ainsi les roles respectifs du Sanhedrin et du Roi [[Drachot]] : « On peut dire que les lois de la Torah sont orienteés vers des problèmes plus élevés que ceux de l’administration de la Communauté. Cette administration, le roi que nous établirons sur nous s’en chargera. Les juges et le Sanhedrin ont pour objectif de juger le peuple selon une juridiction juste par elle-même pour qu’il en résulte pour nous un attachement à un ordre de valeur absolu, et cela que l’organisation sociale qui en découle soit parfaite ou non … La nomination du roi a pour but de parfaire l’organisation de l’ordre politique et de veiller à toutes les nécessités de l’heure. » Ainsi, tant du point de vue historique que du point de vue doctrinal, une société juive normale se construit sur la base d’une séparation entre le pouvoir politique d’un côté, qui représente le peuple, et le pouvoir législatif et judiciaire de l’autre, dont le rôle est de mettre en application les idéaux du judaïsme.

Comme je l’ai deja indiqué, cette séparation ne saurait être parfaitement étanche, car nombre de questions requièrent la coopération entre les deux pouvoirs. En effet, d’une part les nécessités ou les transformations économiques et sociales, ou encore l’évolution des moeurs, peuvent conduire les autorités rabbiniques à modifier la législation. D’innombrables décisions, prises en coordination avec l’autorité communautaire, jalonnent ainsi l’histoire du droit juif, l’adaptant à des conditions sociologiques nouvelles. Inversement, d’autre part, si l’action de l’autorité communautaire est autonome, elle ne doit cependant pas être en contradiction déterminée avec les principes fondamentaux d’équité du judaïsme, ce qui lui impose
certaines limitations.

Mais, quoi qu’il en soit, l’idée d’une halakha, d’une loi en matière politique, apparaît comme une contradiction dans les termes [[ Il existe une exception : le respect des alliances et des accords conclus peut être considéré comme une halakha politique. Cf. Michne Thora, lois des Rois, 6-3.]]. Il ne s’agit pas de séparation entre l’Église et l’État, ou encore entre ce qui relève de la vie privée et de la vie publique. L’autorité rabbinique n’a pas pour vocation d’être cantonnée à la sphère religieuse et morale individuelle, son véritable rôle est de fixer la loi. Mais les décisions de tactique et de stratégie politique ne sauraient être déterminées dans leur détail par la loi. Elles relèvent de l’autorité communautaire représentative du peuple.

Cette conception apparaît dans sa pureté théorique dans les textes talmudiques qui traitent de la guerre. Comme on l’a vu, le Talmud distingue guerre facultative et guerre commandée. Dans les deux cas, la décision de faire la guerre appartient à l’autorité politique. Mais qu’appelle-t-on precisément guerre commandée ? Maïmonide en définit trois sortes, les deux premières n’étant que théoriques : ce sont la guerre contre les sept peuples qui occupaient la Terre d’Israël et la guerre contre les Amalécites. En revanche la troisième sorte est d’actualité : ce sont les guerres de défense contre un agresseur. Et Maïmonide précise :  » Pour une guerre commandée, le Roi n’a pas besoin de l’autorisation du Sanhedrin. Il décide de lui-même en tout temps et contraint le peuple à partir à la guerre. En revanche, pour une guerre facultative, il ne peut mobiliser le peuple qu’avec l’accord du Sanhedrin. »

Tout ce qui a trait à la défense nationale relève donc de l’autorité politique, le roi en l’occurrence, dont la légitimité repose essentiellement sur une acceptation préalable du peuple. Il n’a pas à en référer aux autorités traditionnelles. En revanche, une guerre d’expansion ne peut être déclenchée qu’avec l’accord du Sanhedrin, car elle ne doit pas s’effectuer en contradiction avec les idéaux de la Thora. Nous retrouvons ici cette
conception de séparation des pouvoirs assortie de certaines limitations.

La controverse sur les Territoires

Au vu de ce qui précède, il est très étrange que certaines autorités rabbiniques aient pu récemment considérer qu’il est interdit par la Thora de renoncer quelles que soient les circonstances à exercer la souveraineté politique sur une quelconque partie de la Terre d’Israël. En effet, il s’agit là d’une décision de tactique ou de stratégie politique qui, en vertu de la tradition juive elle-même, entre dans les compétences de l’État et non des autorités rabbiniques.

Dans une responsa qui a fait beaucoup de bruit [[Une traduction en a ete publiée dans la revue Kountrass, septembre-octobre 1989.]], le Rav Ovadia Yossef a statué à l’inverse qu’une concession territoriale est parfaitement justifiée, dès lors que cela permet de sauvegarder des vies humaines. En effet, selon un principe traditionnel unanimement admis, en dehors de quelques situations particulières, le sauvetage d’une vie (le pikoua’h nefech) autorise à transgresser toute loi de la Thora.

L’emploi de cet argument par le Rav Ovadia Yossef redouble l’étrangeté de la controverse en cours. Dans tous les cas considérés jusqu’alors par le Talmud et les décisionnaires ultérieurs, le sauvetage de la vie est invoqué pour autoriser des transgressions commises par des individus d’une loi déterminée. L’immense majorité des cas concerne d’ailleurs la transgression du shabbat ou des lois alimentaires. Or, pour autant qu’il existerait un interdit légal de toute concession territoriale, cet interdit ne peut être considéré que comme une obligation de l’ensemble du peuple comme tel. Il n’existe à ma connaissance aucun précédent à l’emploi du principe du sauvetage de la vie dans un cas de ce genre.

Mais, d’autre part, la compétence en matiere de halakha du Rav Ovadia Yossef ne saurait être contestée (quelles que soient les réserves que l’on puisse faire sur certaines de ses interventions publiques). Il me semble donc que sa responsa doit être comprise sur le mode de la figure dialectique, « si vous me dites cela, alors je vous réponds cela ». Si jamais vous prétendez qu’il existe un interdit de toute concession territoriale qui lie le pouvoir politique, alors je vous réponds que cet interdit cède devant le principe de sauvetage de la vie. Mais tant l’affirmation d’un interdit bridant l’action de l’État en matière de concessions territoriales que sa réfutation en vertu du principe de sauvetage de la vie sont des nouveautés n’ayant pas de précédent dans notre tradition.

On peut donc se demander si, en réalité, il n’y a pas là simplement un débat purement politique, par ailleurs parfaitement légitime, mais artificiellement masqué sous une argumentation législative qui n’a pas lieu d’être employée. Quoi qu’il en soit, on ne saurait prétendre honnêtement que la tradition juive donne une réponse déterminée au problème posé. Il y a au mieux une controverse, mais certainement pas de halakha tranchée.

Récapitulons les points essentiels developpés jusqu’ici. D’un côté la Terre d’Israël, dans son integralité, est l’héritage immuable du peuple juif. D’un autre côté, le lien effectif du peuple avec sa terre peut connaître des éclipses, l’exil étant considéré comme une situation non contingente et même participant à titre provisoire mais de manière quasi nécessaire à la constitution de l’identité juive. L’existence d’une obligation de prendre possession de la terre et d’y habiter, la place que cette obligation a dans la hiérarchie des commandements et ses implications précises, font l’objet de nombreuses controverses entre les décisionnaires, controverses non tranchées à ce jour. L’autorité politique représentative du peuple dans son ensemble a par principe dans son domaine une pleine autonomie, le pouvoir législatif ayant au contraire vocation à être exercé par l’autorité rabbinique, les questions à la limite de ces deux domaines devant être résolues par coopération entre les deux autorités. Il en résulte que la
controverse sur un éventuel interdit de concession territoriale a un caractère inédit tout à fait étrange, mais, en tout état de cause, le débat n’est pas tranché. Donc, pour en revenir à la question première, on ne saurait prétendre honnêtement que la tradition juive impose une solution : il n’existe pas de halakha tranchée interdisant de renoncer à la souveraineté politique sur tout ou partie de la Judée-Samarie revenue entre nos mains après la guerre des Six Jours.

Conclusion personnelle

Dans les analyses qui précèdent, je me suis efforcé d’être objectif et de faire abstraction de ma position personnelle que je souhaite cependant indiquer en conclusion.

D’une part, je considère que l’existence d’un mouvement tel que Shalom Akhshav a sa pleine légitimité, que l’argumentation qu’il avance a sa raison d’être et doit être présentée au débat, ne serait-ce que pour équilibrer les positions opposées. Mais d’autre part, et tout aussi nettement, je ne pense pas que sur l’essentiel, cette argumentation, telle que je l’ai comprise, soit pertinente pour déterminer une bonne solution du problème de la
Judée-Samarie.

Plus précisement, je considère que sur ce problème précis, les principes généraux ne sont pas opératoires. La loi juive, la halakha, n’a rien à voir ici. Mais, de même, les règles admises du droit international, qu’il faut évidemment respecter, ne suffisent pas à déterminer la conduite à tenir. C’est également une bien mauvaise méthode que de s’appuyer sur tel ou tel exemple tiré de nos prophètes en le plaquant sans nuance sur la situation actuelle. Enfin il est outrageusement simpliste de prétendre résoudre le
problème en définissant une hiérarchie de valeurs, en énonçant par exemple qu’établir une société juste prime sur l’attachement à la Terre d’Israël (parfois même qualifié d’idolâtrie, ce qui est absurde).

À mon sens, la seule approche convenable est politique. Il faut répondre à la question : est-il possible au moyen de concessions territoriales raisonnables de conclure avec nos ennemis une paix relativement durable sinon définitive ? Le peuple juif s’est engagé depuis plus d’un siècle dans un processus historique, le processus de son retour sur sa terre, et la voie qui a été choisie pour accomplir ce processus est la voie politique. Ce
processus est loin d’être à son terme. Il est sinon certain, du moins très probable, que plusieurs dizaines d’années vont encore s’écouler avant que tout notre peuple soit « retourné à la maison ». Le problème majeur auquel nous sommes confrontés est d’assurer la poursuite de ce processus de la manière à la fois la plus pacifique et la plus efficace possible.

Que faut-il alors appeler concession raisonnable et paix durable ? En conformité avec la nature politique de cette question, la réponse doit résulter du débat politique démocratique et appartient à ceux qui portent le fardeau, qui sont soumis aux dangers et frappés par les douleurs engendrées par le processus.

Un dernier point. Dire que le processus en cours s’effectue par la voie
politique ne signifie nullement que sa finalité, sa signification ultime,
soit uniquement politique. Le processus est politique mais son sens
transcende le politique. L’analyse de ce sens dépasse le cadre de cette
étude mais, pour en définir au moins la pierre angulaire, le socle de base,
je laisse la parole à Emmanuel Levinas [[Difficile liberté, p. 282]] :

 » L’important de l’État d’Israël ne consiste pas dans la réalisation d’une antique promesse, ni dans le début qu’il marquerait d’une ère de sécurité matérielle – problématique, hélas ! – mais dans l’occasion enfin offerte d’accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son État, non pas à cause de l’indépendance sans contenu qu’il en attendait, mais à cause de l’œuvre de sa vie qu’il pouvait enfin commencer. Jusqu’à présent, il accomplissait des commandements ; il s’est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces œuvres où il s’exprimait demeurent comme les essais d’une trop longue jeunesse. Enfin arrive l’heure du chef-d’œuvre. C’etait tout de même horrible d’être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l’appliquer. Déchirement et sens de la Diaspora. La subordination de l’État à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d’Israël comme aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre. C’est par là que l’événement politique
est déjà débordé. Et c’est par là enfin que l’on peut distinguer les Juifs religieux de ceux qui ne le sont pas… »