Le chapô de La Paix Maintenant
À Tel-Aviv, un amoureux de Paris et de son art de vivre s’interroge: «Sous le feu», écrit Sefy Hendler, «la France va devoir limiter les libertés individuelles». Et de se demander quelle sera la portée de ces restrictions et les réactions qu’elles susciteront; quelles seront leurs implications pour la démocratie inventée en 1789 et sur l’insouciance jusqu’ici respirée.
De premières réponse lui ont depuis été apportées quant à la résilience de la ville et de sa jeunesse, le refus de la peur brandi comme une arme face au terrorisme, le goût de vivre et de rire comme un hommage aux victimes.
Restent les questions portant sur le délicat équilibre entre démocratie et sécurité, dont il n’est pas indifférent qu’elles nous soient posées par un intellectuel israélien…
L’article de Sefy Hendler
Quiconque a jamais visité Paris ne fût-ce que quelque jours connaît la sensation d’ivresse qui parcourt la ville lorsque vient le week-end. Paris s’affranchit de l’air ronchon typique d’une métropole frénétique, pour se faire l’effervescente cité des fêtards. D’irascibles Parisiens s’abandonnent à l’ambiance du week-end et mettent le cap sur les bars, cafés, clubs, boutiques, théâtres, cinémas et restaurants. C’est précisément cet esprit que les terroristes qui ont semé la mort dans les rues de Paris vendredi soir entendaient détruire. Il semble qu’ils aient soigneusement choisi tout ce qui symbolise à leurs yeux le mode de vie français : cafés, bars, restaurants, une salle de concerts où jouait un groupe de rock, le grand stade de France.
Le 11e arrondissement, principale scène de leurs crimes, est fait de quartiers en voie d’embourgeoisement, au cœur du jeune Paris. Les victimes croyaient aller prendre un verre et faire bonne chère, danser au rythme d’un concert bruyant ou applaudir leur footballeur favori. Mais, pour les meurtriers, ils représentaient tout ce dont Paris est fier, le sentiment de liberté individuelle et le libre choix donné à chaque citoyen.
“Liberté, égalité, fraternité” est la sainte trinité sur laquelle la France est fondée depuis la Révolution. La liberté, bien sûr, a connu des changements au fil des ans et n’a jamais été totale, mais c’était et c’est toujours la pierre angulaire de l’ethos français — la liberté de s’exprimer, de contester, de croire ou ne pas croire en Dieu, de faire grève contre son employeur, et aussi de prendre du bon temps. C’est exactement ce que les meurtriers avaient choisi de tuer.
Il est trop tôt pour évaluer les implications de ces évènements sanglants, des évènements largement considérés comme la suite directe de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher en janvier. Mais il est clair qu’il y aura des implications de sécurité, politiques, économiques et sociales. Le premier défi concerne la sécurité. Les services de sécurité, qui ne sont pas parvenus à empêcher les attentats, devront faire rapidement la preuve de leur capacité à offrir une protection adéquate aux citoyens français. Simultanément, les dirigeants du pays auront à décider de la mesure dans laquelle ils sont prêts à s’enliser dans une opération terrestre contre l’État islamique, avec ou sans le soutien de leurs alliés européens et des États-Unis. Il y a également les dommages potentiels à l’énorme industrie du tourisme dans une économie nationale déjà fragile. Politiquement, l’extrême-droite attend au tournant un François Hollande socialiste, qui devra une fois encore essayer de prouver qu’il est fait de la bonne étoffe.
Les tensions entre la France, avec ses racines catholiques, et ses citoyens musulmans pourraient s’exacerber, une situation qui serait bien sûr à l’avantage du Front national dirigé par Marine Le Pen, qui demande d’ores et déjà la fermeture de mosquées partout dans le pays. Tout ceci alors que l’ensemble de l’Europe se débat pour régler la crise causée par l’afflux de réfugiés venus en grand nombre de Syrie, aggravant les frictions entre immigrants et citoyens de longue date.
Mais par-delà ces importantes questions, il nous faut examiner les changements dont la France va faire l’expérience sous l’angle spécifique voulu par les terroristes, et dont ils prirent pleinement avantage, celui de la liberté. Sous le feu, la France va maintenant devoir limiter de façon notable les libertés individuelles – c’est ce qu’impliquait clairement la proclamation par le président Hollande de l’état d’urgence hier au crépuscule.
Reste maintenant à voir jusqu’à quel point le lieu où naquirent la liberté et la Déclaration des droits de l’homme imposera des restrictions à ce qui est vu comme l’une des valeurs fondamentales de la République. Les États-Unis ont été confrontés exactement aux mêmes questions après le 11 septembre et ont choisi, sous l’influence du président George W. Bush et de l’opinion publique, de poser des limites significatives aux droits du citoyen. Il apparaît que la France n’aura d’autre choix que d’instituer des restrictions en ce domaine au nom de la sécurité nationale. Il reste à voir quel sera leur degré de sévérité et les réactions qu’elles susciteront durant les jours et les semaines à venir.
C’est précisément en ce point que se forgeront, non seulement la réponse à l’immense défi lancé au peuple français, mais aussi la lutte contre la terreur islamiste dans le monde occidental tout entier. Les actes de la France seront perçus comme légitimes partout en Europe et, de fait, partout dans le monde occidental. La France, qui a apporté en bonne part l’esprit de liberté au monde épris de cette valeur, a maintenant la responsabilité du nouveau visage que ce monde prendra dans la conduite de la guerre déclarée par L’État islamique au nom de l’islamisme contre le monde entier.
En dernier lieu, concernant certains commentaires dégoûtants publiés sur les réseaux sociaux et les sites israéliens, au nombre desquels l’apparente joie sadique suscitée par la tragédie survenue en France: il y a plus de dix ans, j’ai rencontré à Paris le célèbre écrivain Jean d’Ormesson, un courageux ami d’Israël. Il m’avait dit alors, au moment de la Seconde Intifada, «si Israël disparaît, nous n’aurons pas assez de larmes pour le pleurer». Si la France telle que nous la connaissons disparaît, nous non plus n’aurons pas assez de larmes pour la pleurer.
Quiconque ne comprend pas cela, et n’a pas versé une larme à l’instar de la foule silencieuse réunie hier [samedi soir] place Rabin à Tel-Aviv, ne mérite pas de parler au nom des valeurs suprêmes dont la France a gratifié l’humanité.