“Plaidoyer pour un pluralisme dynamique”, ainsi la rédaction du Forward eût-elle légitimement pu intituler cet article.
Face aux prétentions du Premier ministre israélien, relayées par certains aux États-Unis, en France ou ailleurs, à se constituer comme le porte-parole univoque et tout-puissant des Juifs, unanimes (!) de par le monde – et par-delà les dangers plus immédiats de ses provocations pour Israël et les Juifs ici ou là – cet article défend la variété de cultures et d’opinions qui ont fait la résilience au fil du temps de judaïcités diverses et multiples.
Qui parle au nom des Juifs? Sachant à quel point ceux-ci peuvent être divers et parfois divisés, on tendrait à penser que la réponse est difficile. Mais Joe Scarborough, l’animateur conservateur d’un débat télévisé diffusé le matin sur la chaîne MSNBC, la connaît avec une certitude qui fait défaut à plus d’un Juif: c’est le Premier ministre d’Israël, Benyamin Nétanyahu.
Il constitue, «fondamentalement, un porte-parole pour les Juifs de par le monde, qui (sic) se font massacrer dans les rues de Paris, qui (sic) font face à des agressions antisémites sans précédent ces derniers temps», affirmait Scarborough le 9 février dans un long monologue passionné. «Le peuple d’Israël et les Juifs dans le monde doivent savoir qu’il y a un pays au moins – un pays – qui comprend ce qu’ils endurent, l’antisémitisme auquel ils font face chaque jour.»
Eh bien, Joe, ce «ils» c’est nous, en fait. Nous sommes les Juifs que vous prétendez voir représentés par Nétanyahu. Mais peut-être ne devrions-nous pas vous reprocher d’avoir fait le rapprochement. Après tout, le Premier ministre lui-même a repris cet argument afin de justifier la façon dont il court-circuite la Maison Blanche en venant s’adresser au Congrès en mars à l’invite du président républicain de la chambre.
«Ce n’est pas simplement en tant que Premier ministre d’Israël que je suis allé à Paris, mais en tant que représentant du peuple juif tout entier», a-t-il déclaré lors d’un meeting destiné aux militants francophones du Likoud, le 8 février. Tout comme je suis allé à Paris, j’irai partout où l’on m’invitera pour exposer les positions israéliennes face à ceux qui veulent nous tuer. Ceux qui veulent nous tuer sont, d’abord et principalement, n’importe quel régime iranien formulant tout de go son programme de destruction à notre encontre.»
Oublions un instant les dégâts impardonnables infligés par cette invitation aux relations diplomatiques américano-israéliennes, qui sont vitales, et examinons la question plus largement posée. Qui, en réalité, parle au nom des Juifs? Y a-t-il quelqu’un qui le puisse?
Un peu de démographie
Selon des statistiques réputées sérieuses, il y aurait de par le monde quelque 14 millions d’entre nous. Ces dernières années, Israël est devenu le foyer d’une grande partie de cette population, avec aujourd’hui plus de 6 millions de Juifs. La seule population juive qui en approche concerne les 5,3 millions de Juifs actuellement ici aux États-Unis, d’après les données du recensement 2013 du Pew Research Center’s, et les chiffres n’augmentent nulle part ailleurs dans des proportions comparables au niveau de croissance démographique d’Israël, qui connaît le taux de natalité le plus élevé des pays développés.
Ainsi, au sens littéral, le Premier ministre d’Israël parle vraiment au nom de la plus forte concentration de Juifs [au monde]. On a pu lire un tweet sarcastique insinuant que, dans la mesure où seuls 23% des Israéliens juifs avaient voté spécifiquement pour le parti de Nétanyahu, le Likoud, et que près de 70% des Américains juifs avaient voté pour le président Obama, ce dernier avait obtenu plus de votes [émanant de Juifs] que le Premier ministre; il se trouvait donc être le «meilleur porte-parole du peuple juif».
C’est ridicule. Le système parlementaire israélien ne repose pas de façon stricte sur le nombre des voix [acquises] et, quoi qu’on pense des choix politiques de Nétanyahu, c’est en toute légitimité qu’il a formé une coalition gouvernementale en 2009, puis de nouveau en 2013 (sans omettre son premier mandat en 1996). Qu’il conserve ou non le pouvoir après les élections de mars prochain est l’enjeu, à en croire les sondages, d’un pari à pile ou face – mais pour le moment c’est lui qui le détient.
Pourtant, on ne saurait nier que Nétanyahu ait étendu ses prérogatives jusqu’à englober à l’étranger un public bien plus large, et pas uniquement en ce qui concerne la question à ses yeux “existentielle” de la capacité nucléaire de l’Iran. En se précipitant à Paris pour défiler, discourir et promouvoir l’immigration à la suite des attentats de janvier, il a exaspéré nombre des Juifs qu’il était ostensiblement venu aider, muant ce qui aurait dû être pour l’essentiel un appel au réconfort des endeuillés durant les sept jours rituels en un pénible exercice politicien.
Pluralisme dynamique versus centralisation
Lorsqu’il prétend représenter l’ensemble des Juifs en appelant un Congrès dominé par les Républicains à défier un président démocrate, Nétanyahu court le risque d’israéliser, voire de judaïser le débat sur l’armement nucléaire iranien. C’est une démarche potentiellement dangereuse. Le meilleur espoir pour Israël de faire barrage à l’Iran est de convaincre les États-Unis et leurs alliés de bloquer l’Iran dans leur propre intérêt, pas dans le seul intérêt d’Israël. Et sûrement pas dans le seul intérêt des Juifs du monde entier.
En tant qu’acteurs perpétuellement minoritaires sur le théâtre du monde, nous Juifs devons nous montrer capables de faire tout ce qu’il faut pour nous protéger, oui. Mais nous avons également survécu parce que nous avons appris à aligner nos intérêts sur ceux de qui nous protège et nous apprécie, et espérons-le, sur ceux des forces du bien. Nous avons survécu dans les temps modernes parce que nous ne nous sommes pas reposés sur un dirigeant – roi, prélat ou pape – mais avons intégré le fait que nous sommes divers en plus de façons que nous n’en saurions compter.
Pourquoi la hiérarchie rabbinique en Israël dispose-t-elle de deux chefs, un pour les Ashkénazes et un pour les Séfarades? […] Pas seulement parce que nous formons un groupe de factieux que Moïse lui-même eut du mal à contrôler. Depuis la grande dispersion au moins, il y a deux mille ans, nous avons appris à fonder notre vitalité et notre subsistance sur un pluralisme dynamique réfractaire à toute centralisation.
Scarborough a affirmé en conclusion de sa dernière diatribe télévisée que, sauf à reconnaître l’omniprésence de l’antisémitisme, «vous ne pourrez comprendre ce que traversent les Juifs».
Et bien non, il ne comprend pas ce que traversent les Juifs. Nos vies ne sont pas toutes ravagées par la terreur et la haine. Nos vies ne tournent pas toutes autour d’Israël. Les rédacteurs en chef du Forward composent des éditoriaux depuis plus d’un siècle, mais jamais nous n’aurions la prétention de parler au nom de tous les Juifs.
Et nul ne le devrait.