En tant que Palestinienne d’Israël et son époux palestinien, nous avons attendu qu’Israël nous accorde la permission de vivre ensemble. 15 ans plus tard, contraints de choisir entre patrie et union familiale, nous sommes finalement partis.
Je suis une Palestinienne dotée de la citoyenneté israélienne, élevée à Nazareth. Mon mari est également palestinien mais, à l’inverse de moi, il n’est pas citoyen d’Israël. De fait, il n’est citoyen d’aucun pays.
J’ai connu mon époux, Osama Kasbari, à Ramallah en 1997, à l’époque où j’étudiais à l’Université hébraïque, et l’attraction fut immédiate. Après cette première rencontre, nous avons passé trois heures à discuter au téléphone – de la vie, l’identité, la langue, le foyer – et en un an nous étions mariés.
Nous avons entamé le processus visant à poser les fondements d’une vie normale, nous portant candidats à la réunion des familles, un processus par lequel des non-citoyens mariés à des Israéliens pouvaient obtenir le statut de résidents temporaires, et au bout du chemin devenir résidents permanents ou citoyens. À la délégation du ministère de l’Intérieur à Nazareth, on nous dit que le processus serait très simple: nous allions vivre à l’intérieur des frontières de l’État d’Israël, payer des impôts, obéir aux lois et d’ici quatre ans mon mari obtiendrait la résidence permanente. C’est ce qu’on dit, et c’est ce que nous avons cru, c’est donc ce que nous avons fait.
Mon mari se vit remettre un permis Aleph/5, un statut temporaire qui nous permit de vivre ensemble. C’était l’un de ces “bons Arabes” selon le Shin Beth [la Sécurité intérieure], qui examinait notre demande de renouvellement de son permis. Chaque année, avant l’expiration du permis, je passais toute une semaine au téléphone, jusqu’à ce que je finisse par joindre l’employé qui nous fixerait un rendez-vous au ministère de l’Intérieur. Nous étions sur le grill depuis le début des appels jusqu’à la fin d’une longue journée dans un bureau où nous soumettions une pile de paperasses révélant chaque détail de notre vie intime: trois mois d’un processus inépuisable, exigeant et exténuant. Cela incluait l’explication de chaque déplacement et de chaque paiement effectué. Nous nous sentions à la merci de bureaucrates et d’étrangers qui jugeaient nos choix de vie. Mon mari ne pouvait ni quitter le pays, ni acheter une maison, ni même ouvrir un compte en banque ou régler sa propre facture de téléphone cellulaire.
En 2003, quelques semaines avant la date à laquelle mon mari devait se voir attribuer le statut de résident permanent, nos rêves furent balayés, en même temps que ceux d’autres couples palestiniens semblables au nôtre. Le 31 juillet 2003, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Elie Yishaï, réussit à faire passer la «loi sur la citoyenneté et l’entrée en Israël (ordre temporaire)», qui niait formellement aux Palestiniens des «zones hostiles», en clair Jérusalem, la Cisjordanie et Gaza, toute possibilité d’obtenir un statut de résident ou de citoyen au titre de leur relation avec un citoyen israélien/ne.
À l’origine, la raison donnée était prétendûment liée à la sécurité. Un homme dans la même situation avait participé à un attentat à l’explosif à Haïfa. La loi était censée s’appliquer un an, avec une option de renouvellement pour une période non définie à la fin de cette année. Aucun autre Palestinien engagé dans un processus de réunion des familles n’a commis quelque action terroriste ou agression que ce soit depuis 2003, et pourtant la loi d’urgence a été renouvelée année après année jusqu’à aujourd’hui.
Nous étions désespérés. Nous étions arrivés si près de procurer un certain degré de normalité à notre famille, qui s’était entretemps étendue à nos deux petits garçons, et nous nous retrouvions tout à coup suspendus, une fois encore, à une décision politique qui allait affecter directement nos vies personnelles.
Nous avons tout essayé pour la faire évoluer. Nous avons fait appel au ministre de l’Intérieur: j’ai rencontré toute sorte de gens engagés en politique, des gens influents avec qui je travaillais en tant que facilitatrice de groupes en conflit. Tous disaient, oui oui, c’est terrible, mais je ne bougerai pas le petit doigt pour faire quelque chose pour vous. Un éminent consultant du gouvernement me dit : «Vous savez, Carole, c’est la question la plus sensible pour le peuple juif, la question démographique. Il sera très difficile à qui que ce soit de vous aider.»
À tout hasard, nous avons adressé une requête à la Cour suprême. Les juges, eux aussi, ont exprimé leur sympathie à l’égard de notre cas. Ils ont dit que c’était terrible, que c’était injuste, que nous méritions mieux, et suggéré au Procureur général qu’une solution de compromis soit trouvée hors tribunaux qui permette à mon époux d’obtenir un statut permanent. Celui-ci a immédiatement rejeté la suggestion. Si nous parvenons à un compromis avec eux, dit-il, nous ouvrions les vannes et créerons un «dangereux précédent».
Cette loi portait-elle donc sur la «sécurité», ou concernait-elle la démographie? En 2012, la Cour suprême rejeta collectivement tout appel contre cette loi. Les magistrats reconnaissaient que la loi violait le principe d’égalité mais, comme l’écrivit le juge Asher Grunis: «Les droits de l,homme ne constituent pas une ordonnance de suicide national,» faisant ainsi référence à la “menace démographique” que des gens comme mon époux faisaient peser sur l’État juif. Le traitement accordé à notre cas était humiliant et traitait d’une maladie et d’une menace pour l’existence des Juifs. Nous ne pouvions le tolérer plus longtemps.
Cette année, après quinze ans d’attente et de lutte à vivre dans l’insécurité, la crainte et le harcèlement, nous avons décidé que trop c’est trop. Nous n’avons pas renouvelé la carte de résident temporaire de mon mari. En lieu et place, nous avons quitté le pays et commencé à chercher à nous installer de façon permanente dans un endroit où nous serions bienvenus, désirés et respectés. Nous sommes venus aux États-Unis et avons acheté une maison en Virginie, ce que – nous nous en étions rendus compte – nous n’aurions peut-être jamais pu faire à Jérusalem. Nous savions que cette décision pouvait entraîner des conséquences jusqu’à la fin de nos jours, puisque mon mari n’aurait plus la l’autorisation de retourner à Jérusalem ou Nazareth. J’ai renoncé à mon droit d’élever mes garçons dans ce pays ou de vivre auprès de ma famille et de mes amis. Je n’ai pas renoncé à mes racines palestiniennes ni à ma terre natale, mais à la souffrance d’appartenir à une minorité dans un pays qui ne respecte pas les droits de l’autre quand il n’est pas juif.
Maintenant, quand je reviens en visite à Jérusalem, je suis sidérée. Ma famille – et les milliers d’autres semblables à la nôtre – doivent choisir entre la plénitude d’une vie normale à l’étranger et une vie précaire dans notre patrie. C’est un choix qu’aucune famille ne devrait avoir à faire.