Traduction : Tal Aronzon pour La Paix Maintenant
Au depart, nul ne souhaitait soulever de questions politiques en ce jour terrible où le kibboutz enterrait l’un des siens. La douleur, l’angoisse et le choc couvraient l’interrogation majeure qui flottait dans l’air du club culturel du kibboutz, d’où le cortège funebre de Tamir Massad était parti : à quoi bon cette maudite guerre, qui a ravi ces deux dernières années les vies de tant d’enfants, d’adolescents, de bébés, de vieillards et de soldats ?
[…] Les gens étaient venus par centaines rendre leurs derniers devoirs à l’officier de réserve de 41 ans et entourer sa famille. Le sentiment de détresse était insupportable. Au même moment, avaient également lieu les funérailles des deux autres soldats tués au cours du même accrochage : Amidou Hassid était enterré à Rosh Ha’ayin et Matan Zagron à Itamar.
Massad s’est battu avec le kamikaze palestinien à l’entrée d’Ariel[[Ariel : colonie de Cisjordanie.]], il lui a tiré une balle dans la tête. Dans le chaos general, un soldat a tiré une balle de trop, mettant le feu aux explosifs liés au corps du terroriste. Dans l’enorme explosion qui suivit, Massad, Hassid et Zagron furent tués et une vingtaine de personnes blessées.
La famille du kibboutz
Gavri Barguil, secrétaire general du mouvement kibboutzique, se tenait dans un coin. Eût-il donné libre cours à ses sentiments qu’il aurait lancé devant tous un cri de révolte, clamant ses doutes sur le sens de cette guerre. Barguil connaît très bien Giora Massad, le père de Tamir, avec qui il travaille à la direction du mouvement kibboutzique. […]
« C’est un milieu où l’on a l’habitude du sacrifice, murmure Barguil. Il s’agit d’un groupe très particulier, dont les fils meurent pour la patrie. Mais ne vous y trompez pas – plus que dans tout autre secteur de l’opinion israélienne, on y sait que nous n’avons aucune raison de rester en ces lieux. »
Son regard erre sur les visages ridés des fondateurs, eux qui ont pris part à toutes les guerres d’Israël. L’expression figée des membres du kibboutz lui est familière. « Ils semblent de glace, mais leur désespoir est profond, s’essaye-t-il à interpréter. Aucun d’entre eux ne le dira à voix haute, parce qu’on leur a appris à mettre les dissensions politiques de côté en temps de conflit militaire. Pour ceux qui sont là, Tamir est mort en soldat et peu importe où. Mais en privé, la question du ‘où et pourquoi’ revient. A chaque nouveau désastre, la question se fait plus aiguë, plus poignante ». […]
Barguil pèse soigneusement ses mots dans [son] oraison funèbre. Tout en évitant le champ du différend politique, il lui est difficile de s’en garder tout à fait. Face aux milliers de personnes qui emplissent le cimetière, il relie la disparition de Massad à la détresse d’un pays plongé dans le doute. « Pars en paix, Tamir, lance-t-il d’une voix émue. Pars en paix d’un pays perdu, un pays sans âme, un pays qui dévore ses habitants et ne sait plus depuis longtemps où il va ni comment. »
La famille est la, tout près. La veuve de Tamir, Orly […], s’appuie sur ses trois enfants en larmes. Ils font leurs adieux au cercueil, comme s’ils vivaient un cauchemar. « Comment est-ce arrivé, comment nous as-tu abandonnés ? » demande sa belle-soeur Tamar, la voix brisée par les larmes. […] En ces instants, les questions sur le sens de cette guerre se font plus pressantes. […] Les enfants comprennent -ils pourquoi leur père leur a été arraché ?
[…] Dans la garde d’honneur se tiennent Yardena Fisher et son mari, Avri. Elle est venue de Hongrie avec les immigrants clandestins embarqués sur l’Exodus, luil est arrivé de Tchécoslovaquie un an après la création de l’Etat. Membres du Hashomer Hatzair [[Hashomer Hatzaïr : mouvement de jeunesse « pionnier » à l’origine de la federation Artzi dont font partie les kibboutzim ici cités.]], ils s’installèrent près de Saint-Jean d’Acre, au kibboutz Kfar Masaryk, qui tient son nom de Thomas Masaryk [[Thomas Masaryk : philosophe et homme politique tchèque, qui mena une lutte pour l’union des Tchèques et des Slovaques, l’indépendance, l’égalité sociale et la protection des minorités – dont les Juifs de la République qu’il forma à l’issue de la Première Guerre mondiale.]], l’un des fondateurs de la Tchécoslovaquie. Ils n’ont jamais vu pareille foule. Les milliers de personnes venues faire leurs adieux à Massad témoignent de sa personnalité et honorent le kibboutz lui-même. […]
Les frères d’armes
Au moment de partir, les compagnons d’armes de Giora se regroupent. La plupart ont passé la soixantaine et ne sont plus appelés en période de réserve depuis des années. Mais les liens entre eux ne se sont jamais rompus. […] Dès le malheur connu, ils ont éprouvé le besoin de consoler leur ami et officier. Ils admiraient son sang-froid, son autorité naturelle et son sens du commandement. Ils se souviennent qu’il savait toujours quoi faire, même dans les moments les plus difficiles. En arrivant, ils l’ont trouvé tel qu’ils s’y attendaient : calme, une expression impassible plaquée sur le visage. En cette heure la plus dure de son existence, il continuait de déployer cette force intérieure qui était devenue sa marque de fabrique. […]
Les camarades de Giora ont la nostalgie du temps où les combats auxquels Israël envoyait ses fils étaient justes. Ils se sentent aujourd’hui étrangers a l’Etat pour lequel ils se sont battus et étaient prêts à donner leur vie. […] « Regardez autour de vous, soupire Shlomo Kovitz, et vous verrez un Etat tout entier voué aux ultra-orthodoxes et aux colons juifs installés dans les Territoires. Il n’y a plus de juste cause, il n’y a plus de guerre juste – seulement la tentative de donner toujours plus à deux secteurs de la société israélienne qui l’ont détruite. Je ne comprends pas qu’aucun gouvernement n’ose affronter une poignée de colons. Tamir est mort par amour de son pays, parce que c’est ainsi qu’on l’avait élevé. Mais cet Etat n’est pas celui dont il rêvait. »
Shmoulik Zitronblatt de Jerusalem, Yaakov Levitan du kibboutz Yagur, Avner Turjeman de Tibériade et Yonathan Schwartz du moshav[[Moshav : village, parfois organisé en coopérative de production.]] Liman, sont là également. Tous ont servi dans la même unité que Giora […]. « Mon père appartenait à la génération de combattants qui ont fondé l’Etat, dit Zitronblatt … un Etat empreint de grands idéaux et de valeurs sublimes. Voyez ce qu’il est devenu ! Qui eût cru qu’on l’offrirait sur un plateau à des sectes ? Qui eût cru qu’on l’abandonnerait aux ultra-orthodoxes et aux colons ? » Levitan opine : « Je me demande quel sens a cette guerre, dit-il. Cet Etat, tel qu’il est devenu, n’a aucune raison d’être. Où Ariel Sharon nous mène-t-il ? Cette guerre ne va nulle part. Notre conflit avec les Palestiniens attend une solution diplomatique, c’est pourquoi l’usage que Sharon fait de la force ne sert à rien. Cela signifie seulement plus de morts encore […]. » Sous ses cheveux blancs, Avner Turjeman ajoute que les soldats de son unité ont combattu avec courage et fierté sur tous les fronts parce qu’ils étaient convaincus de se battre pour une cause juste. « Aujourd’hui, le tableau a changé, explique-t-il. En aucun cas, je ne puis voir la guerre dans les Territoires comme une guerre pour la survie d’Israël. Et Kovitz enrage : « Cette guerre nous précipite vers notre fin. J’avais dix ans quand l’Etat a été créé et je ne suis pas certain qu’il va continuer de vivre s’il persiste dans cette voie. »
La famille de Beaufort
La nuit tombe et les visiteurs continuent de se presser vers le lieu de deuil. Parmi eux, les camarades de combat de Tamir au sein de son unité de la Sayeret Golani[[Sayereth Golani : unité d’infanterie d’élite de l’armée.]].
Vingt ans se sont écoulés depuis l’instant mémorable immortalisé par les cameras, cette rencontre surréaliste sur les hauteurs de Beaufort[[Beaufort : érigée par les Croisés sur un étroit escarpement, la citadelle de Beaufort domine de près de 1000 metres la vallée du Litani au Sud-Liban.]], au Liban, entre un Premier ministre cyclothymique et le jeune officier déterminé du commando de l’unité d’elite qui avait remporté la victoire. Le lendemain de la prise de Beaufort, Massad faisait face à Menahem Begin. Six de ses camarades avaient été tués dans les âpres combats qui avaient fait rage durant la première semaine de la guerre du Liban. Transporté d’enthousiasme, Begin exaltait l’heroïsme juif des soldats de la Sayereth et cette victoire sans pertes. Le Premier ministre ne savait rien des six combattants qui l’avaient payée de leurs vies. Et l’architecte de cette guerre, le ministre de la Défense Ariel Sharon, rayonnait, fringuant et arrogant … touche finale de l’un des plus surprenants spectacles de la guerre du Liban.
En juin dernier, vingt ans après cette guerre, les combattants de la Sayereth s’étaient reunis au kibboutz Ha’oguen en l’honneur de Yaakov Gutterman, le père de l’un des leurs tombé à Beaufort. […] De tous les parents en deuil, Gutterman était celui qui avait lancé le cri d’indignation le plus fort. Deux semaines après que son fils fut tombé, il avait publié dans la presse une lettre ouverte aux promoteurs de la guerre, le Premier ministre Begin, le ministre de la Défense Sharon, le chef d’état-major Raphael Eytan et ceux des membres du cabinet qui avaient voté l’entrée en guerre. « C’est comme cela que vous avez assassiné [mon fils], écrivait-il. C’est comme cela que vous avez mis un terme à une chaîne de générations de Juifs, ancienne et rompue aux souffrances, que nul ennemi n’était parvenu avant vous à interrompre. Combien de décennies eût-il fallu aux terroristes pour assassiner et blesser autant de soldats de l’armée d’Israël que cette maudite guerre ne l’a fait ? Combien de deuils et de souffrances êtes-vous parvenus à semer ?… Puissiez-vous être poursuivis sans trêve par mon abyssale douleur, la douleur d’un père en Israël dont le monde s’est effondré en emportant sa raison de vivre. Dans la veille et le sommeil, la marque de Caïn sera sur votre front pour l’éternité. »
[…] L’un des combattants rappelle combien Massad s’était dit ému par la réunion de juin. « Nous avons partagé nos expériences de l’époque et tenté de reconstituer les événements. La bataille pour Beaufort était une idée de Sharon, du début à la fin, et nous a laissé de terribles souvenirs. Cela nous a troublés de réaliser combien toute cette histoire est problématique. Nous nous sommes sentis dupés. C’est ainsi quand les objectifs ne sont pas clairs, quand il s’agit d’une entreprise coloniale comme ce fut le cas au Liban. A mon grand regret, la stupidité est en marche. A l’epoque, c’etait le Liban et maintenant ce sont les Territoires. » A ses côtés, sa femme ajoute : « C’est tragique. Tamir a survécu a la guerre de Sharon au Liban pour succomber a la guerre de Sharon dans les Territoires. »
[…] Tal Raz est bouleversé par la mort de son ami de la Sayereth. Mais il n’est pas moins choqué par les circonstances qui l’entourent : « C’est une mort en profonde contradiction avec le fait de mourir pour la patrie », dit-il avec force. « Aujourd’hui, mourir au combat dans les Territoires, c’est mourir pour rien, d’après moi. Mieux vaut être tué dans un accident de la route que périr pour protéger des colons sur les crêtes ou ailleurs. Si je devais recevoir un ordre de mission dans les Territoires, comme Tamir en a reçu un, je refuserais d’obéir. »
La mort de Massad fait remonter les souvenirs de la terrible bataille de Beaufort et de cette dernière rencontre à Ha’oguen. Le discours de Sharon à la Knesset, le lendemain de la bataille, resurgit dans les mémoires. Beaufort, avait-il alors déclaré, a été pris sans pertes. « Quelle difference cela fait-il de mourir pour Beaufort ou de mourir pour Ariel ? demande Raz. Les deux sont des morts vaines et absurdes. De Beaufort a Ariel, nous n’avons pas avancé d’un pouce. En tant qu’Etat, nous battons en retraite. Sharon menait les choses à l’époque, et il les mène toujours aujourd’hui. […] Il y avait alors 7 000 colons dans les Territoires, il y en a maintenant 170 000. Nous marchons à reculons. […] Je suis si triste, dit-il encore avant de disparaitre dans la nuit avec ses amis. Sa mort est si inutile. »