La société israélienne se réveille entre ivresse et gueule de bois. Elle croyait avoir viré à droite, pour ne pas dire à l’extrême-droite, elle est aussi fracturée que faire se peut par des enjeux d’ordres divers : social, religieux ou national. Et se recompose ou se décompose à l’infini à travers des partis, pour ne pas dire, parfois, des “particules” [1]… N’importe. Le décryptage des résultats laisse apparaître la résilience de secteurs qui semblaient sous chloroforme face à l’activisme croisé des colons, des ultra-religieux et, en matière sociale et économique, des ultra-libéraux. La démocratie reprend espoir en elle-même.
Le score du Meretz, qui après une chute libre lors du précédent scrutin a cette fois doublé le nombre de ses mandats, témoigne du souci d’aboutir à la résolution du conflit israélo-palestinien – une préoccupation pas vraiment prioritaire pour la plupart des autres partis, même centristes ou “de gauche” ; Une rue arabe très démobilisée, tant les jeux semblaient faits, se demande quant à elle si elle n’a pas raté une occasion de changer le cours des choses…
Dans l’attente de la formation de coalitions forcément fragiles au vu des scores, les contours de la nouvelle scène politique demeurent imprécis. La proclamation officielle des résultats reste à venir, les alliances se négocient en coulisses, et la composition du prochain cabinet est sujette à d’incertains compromis – annonciateurs de futures ruptures et de nouvelles élections bien avant le terme prévu de la législature. Du “tohu-bohu” pourrait ainsi émerger une nouvelle configuration. Nous avons souhaité, dans ce temps suspendu, vous livrer une synthèse des résultats et les analyses à chaud de David Chemla et Maurice Szafran lors de la “soirée électorale” du 22 janvier au Centre Medem.
Les résultats du scrutin
La parfaite symétrie de l’hémicycle israélien (60/60) qu’affichaient à l’aube du 23 janvier les résultats du scrutin de la veille n’est, comme le prédisaient les statisticiens du cru, plus qu’un souvenir avec le dépouillement des votes des soldats, accordant un mandat de plus à HaBaït haYehoudi au détriment des partis arabes (Ta’al, en l’occurrence).
Voici donc les résultats “définitifs » :
Droite : 43
Likoud-Israel Beïtenou (Bibi-Lieberman) : 31 (11 de moins)
HaBaït haYéhoudi ex-PNR (Naftali Benett) : 12 (9 de plus)
Centre-Gauche : 48
Parti travailliste (Shelly Ya’himovitch) : 15 (2 de plus)
Meretz (Zéava Gal-On) : 6 (3 de plus)
HaTnouah (Tzippi Livni) : 6 (nouveau parti)
Yesh Atid (Yaïr Lapid) : 19 (nouveau parti)
Kadimah (Shaul Mofaz) : 2 (25 de moins)
Ultra-Orthodoxes : 18
Shass – séfarade (Arieh Deri) : 11 (idem)
Judaïsme unifié de la Torah – ashkénaze : 7 (2 de plus)
Partis arabes : 11
Liste arabe unie Ta’al (Ahmed Tibi) : 4 (idem)
Balad (H’anin Zoabi) : 3 (idem)
H’adash (Mohammed Barakeh) : 4 (idem)
La répartition des partis dans ce tableau, qui provient du quotidien israélien Ha’aretz, appelle quelques remarques :
Tant la composition interne de la liste Likoud-Yisrael Beïtenu que les positions de Naftali Benett invitent à plutôt intituler cet ensemble : “Droite et Extrême-Droite”. Un malaise a aisément pu prendre l’électorat traditionnel du Likoud, en poussant une partie vers le centre. Des fractures ultérieures ne sont pas à écarter.
Y ajouter de façon quasi automatique les voix des “ultra-orthodoxes” ne va pas forcément de soi non plus. Le Shass, qui se veut le représentant des classes moyennes religieuses ne se reconnaît pas dans tous les choix économiques d’une société israélienne ultra-libérale, ni dans le “racisme” (sous entendu anti-séfarade) des “Russes” de Yisrael Beïtenu.
L’addition sous le dénominateur commun de centre-gauche de partis idéologiquement divers n’est guère plus cohérente. Là encore, mieux vaudrait écrire “Centre et Gauche » : si en Israël la “gauche » s’entend tout à la fois en termes sociaux et en termes de résolution du conflit israélo-palestinien, elle s’arrête (mis à part les partis arabes) aux lisières du Meretz.
Les travaillistes, en effet, ont évacué tout au long de cette campagne l’urgence de mettre en œuvre une solution au conflit ; et Yaïr Lapid, s’il s’est dit pour une solution à 2 États, est plutôt libéral en matière d’économie.
Ni d’un côté ni de l’autre, les 61/59 ne constituent un bloc idéologiquement cohérent. Et seules des alliances de circonstance, comme de coutume en Israël, finiront par se tisser du fait d’un système électoral absurde.
À peine corrigée par un seuil électoral relevé il y a quelques années face à la surabondance de micro-listes souvent fantaisistes (que dire de Alé Yarok dont l’emblème est le haschich !), la proportionnelle quasi absolue, jointe au scrutin à un tour empêchant de soumettre à la sanction des électeurs des unions de dernière minute parfois contre nature, aboutit à l’échafaudage risqué d’improbables coalitions.
Décryptage sur le vif
Je ne me risquerai pas ici au jeu des pronostics, et me contenterai de vous livrer quelques-uns des propos glanés le 22 au soir au Centre Medem, où David Chemla * et Maurice Szafran ** commentaient les résultats à mesure qu’ils nous parvenaient.
À lire les sondages, note Maurice Szafran, à la veille du scrutin encore tout semblait plié : la liste commune Likoud-Yisraël Beïtenou allait obtenir 37 à 38 mandats. « Ce qui confirme qu’il nous faut être d’une prudence de loups », remarque-t-il avant de poser un bémol : les enquêtes d’opinion annonçaient trois mois plus tôt pour la liste “Biberman” des résultats identiques à ceux qui sortent ce soir des urnes.
« Netanyahu s’est trouvé débordé à droite par les ultras, y compris à l’intérieur de son propre parti et sur sa “liste commune”, analyse David Chemla. Ceux-ci ont éloigné du Likoud une partie de son électorat traditionnel ; lequel a rallié Yesh Atid, plus proche des classes moyennes laïques. Il n’a pas pour autant gagné les faveurs d’une extrême-droite nationaliste et religieuse [2], qui a préféré rejoindre le parti de Naftali Benett », HaBaït haYehudi. « Un double rejet politique auquel s’ajoutent les effets de l’érosion du pouvoir – et d’une désaffection plus personnelle à l’encontre du “magicien Bibi”.
« La politique israélienne se trouve dans un paradoxe qui dépasse les questions de personnes : Israël est confronté à des enjeux extrêmement lourds et pris dans un système à la fois rigide et complexe paralysant tout choix clair. Avec la proportionnelle intégrale, la France serait encore en Algérie », fait remarquer Maurice Szafran.
S’agissant d’enjeux lourds, David Chemla nous rappelle que lors d’un récent sondage 2/3 des Israéliens interrogés, toutes appartenances politiques confondues, se sont affirmés prêts à un accord avec les Palestiniens incluant un partage de souveraineté sur Jérusalem – à condition que la sécurité du pays soit assurée. Point sur lequel ils étaient nombreux à émettre des doutes. « L’omission du conflit israélo-palestinien et des moyens de le résoudre dans la campagne de la quasi totalité des partis est frappante… et s’explique peut-être par cet autre paradoxe : la formule “2 peuples 2 États” recueille les faveurs des 2/3 des électeurs, mais ceux-là même la jugent impossible faute d’un “interlocuteur crédible” – ainsi que la droite s’évertue à le clamer. Comment s’étonner, dès lors, que la thématique sociale ait massivement dominé la campagne, et en particulier celle de la gauche travailliste ? Le cœur du débat gravite autour de la social-démocratie, qui s’est coupée du peuple il y a longtemps déjà. Shelly Yah’imovitch a pensé que recentrer son programme autour de la question sociale pourrait changer la donne. »
Et Maurice Szafran d’appuyer le trait : « De même que la gauche française trahit son rôle en passant du social au sociétal, la gauche israélienne le trahit en oubliant le conflit au profit de la problématique sociale. » Ce que l’on voit se reformer, observe-t-il encore, c’est un centre gauche plutôt laïque (bien plus que la gauche dans ses années fastes) : « Lapid, quant à lui, est un libéral qui s’affirme en faveur d’un État palestinien, mais surtout un anti-religieux prêt à gouverner avec la droite et l’extrême-droite. On peut donc imaginer que l’immobilisme perdurera vis-à-vis des Palestiniens. »
Évoquant les messages à l’adresse de la gauche qu’il a vus collés le mois dernier au flanc des bus tel-aviviens, “Revenez à la maison : votez Meretz”, David Chemla note que ce parti a regagné trois mandats (sur ceux qu’il avait perdus au bénéfice de Kadimah aux précédentes élections) doublant ainsi sa représentation à la Knesset.
« En effet, reprend Maurice Szafran, les bourgeois qui avaient voté Kadimah sont revenus à la maison. Mais la politique aussi compte. Meretz est le seul, à gauche, à avoir adopté des positions claires ; le seul a avoir attaqué sur le fond le “gouvernement le plus antisioniste de l’histoire” [3]. »
Pour David Chemla, « l’urgence est de régler le conflit israélo-palestinien, profitant d’une diplomatie américaine probablement plus active sur ce plan – répondant à la question d’un journaliste, Obama aurait désigné le fait de s’en être “mal occupé” comme son “plus grand regret” à l’issue de son premier mandat. » Sinon, poursuit-il, une nouvelle Intifida pourrait survenir, ou d’autres formules se faire jour. « Les Palestiniens n’attendront pas sans bouger ad vitam eternam dans un monde en mouvement. » Et de se faire l’écho de l’installation récente d’une “colonie sauvage” palestinienne, à l’image de celles plantées en une nuit par les Israéliens. « Celle-là bien sûr fut démontée aussi vite qu’elle avait été montée, mais il faut s’attendre en l’absence de négociations à la multiplication d’initiatives de ce genre. »
Des multiples fractures qui se composent et se recomposent à l’infini au sein de la société israélienne – laïques versus religieux / ultra libéralisme versus social-démocratie / pour ou contre rendre les Territoires, etc. – Maurice Szafran considère que les deux dernières sont fondamentales ; et voit se profiler derrière le virage pris vers l’ultra-libéralisme, comme au détour du grignotage des Territoires, une double « trahison du sionisme ». C’est conclut-il « l’éternel débat entre l’État juif et l’État des Juifs ».
NOTES
[1] Rappelons que plus de 30 listes se présentaient, dont 12 seulement ont atteint le seuil leur permettant d’être représentées à la Knesset.
[2] Ulcérée par l’alliance avec l’antireligieux virulent qu’est Lieberman.
[3] Allusion à l’annexion rampante qui mène insidieusement Israël à un État binational, à majorité fatalement arabe, de la Méditerranée au Jourdain.
* David Chemla est le responsable en France du mouvement La Paix Maintenant et le secrétaire général de l’association française JCall.
** journaliste, écrivain, Maurice Szafran est le P.D.G. de l’hebdomadaire Marianne.