Pour Libération – qui a primé le blog de cette Israélienne venue de Paris et l’a édité chaque semaine au printemps-été 2010 sous l’intitulé “Petites perles d’Israël” – elle y « décrit un Israël moderne, pluriel, complexe, étonnant parfois, et le quotidien presque normal de sa jeunesse ».
Aiguë et douce, critique et poétique, les doigts agiles sur le clavier et l’œil vif derrière l’objectif, Perle nous fait partager depuis 2009 dans ses Carnets d’Aliyah… au pays où le lait et le miel s’achètent toujours au super d’en face !, ses colères, ses rires et ses joies… En mots et en photos, en civil comme sous l’uniforme – qu’elle porte maintenant depuis deux ans.
Entre Jérusalem, Tel-Aviv et Erez aux portes de Gaza, elle a continué de prendre au vol chaque jour quelques notes, témoignage lucide et objectif, fragile instant d’émotion et de réflexions que nous vous livrons ici.
Quelques lignes, certaines jetées sur un cahier à spirale au fur et à mesure, un récit et quelques anecdotes à chaud sur ma première guerre en uniforme. Après un passage en coup de vent à la maison jeudi soir – le temps d’une lessive, de dévorer tous les légumes de la maison, et d’un coup de fil aux parents – je suis de retour à l’armée.
On l’avait tant annoncée qu’on s’était persuadés qu’elle n’aurait en fait pas lieu. Maintes fois prédite, toujours repoussée, jusqu’à cette semaine. La guerre s’est insinuée dans les méandres du quotidien « presque normal » d’Israël. Ce même conflit qui s’étale sur les pages de vos journaux du matin, entre une photo sanglante et une publicité. Dix jours d’absurdité totale, au rythme des annonces : état d’urgence, mobilisation des réserves, négociations indirectes…
Mercredi – « Perle ? Rappel immédiat, ça commence… »
Un téléphone me ramène brusquement à la réalité. Depuis une semaine, après nous être nous-même fait tirer dessus près de Gaza, nous savons la situation critique. Dimanche, les tirs sur le sud se sont intensifiés, ont fait craindre le pire. Mais rien. La liste des soldats blessés s’allonge, nous sommes depuis plusieurs semaines en alerte, dans les préparatifs d’une opération d’envergure. J’avais hésité et tergiversé, fini lundi par décider de rejoindre les copains en vacances dans le désert. Mais sur une colline désertique, en touillant un thé au goût feu de bois, la nouvelle me prend de court. J’ouvre la carte : dans deux heures on croisera une route, c’est parti…
Alors que je suis déjà dans un autobus vers la civilisation, Tomer et Yam reçoivent le même coup de fil sur une autre colline. Puis Dani, et Ron, et Lital. Et Dror aussi. Et tous les autres. Nous sommes tous rappelés, un par un. Entre les copains en service et les réservistes, on finit par presque ne plus connaître personne qui ne soit impliqué. On entend, entre les grésillements de la radio, nos politiques affirmer aux populations bombardées du sud d’Israël que l’armée est prête, forte, presque invincible. Qu’elle ramènera le calme. On les croit même. Jusqu’à se rendre compte qu’ils parlent de nous. Cette fois-ci, Tsahal, c’est nous.
Jeudi – « C’est quoi ce bruit… ? Les sirènes hurlent à Tel-Aviv ! »
Tsahal a tué le chef des factions armées du Hamas, et lance l’opération Pilier de Défense. Le sud est sous les roquettes. On conduit fenêtres ouvertes, en écoutant l’onde silencieuse, une fréquence radio vide pour prévenir la population civile des alertes à chaque tir de missile. Avec 15 secondes pour fuir, mieux vaut être certains d’entendre la sirène. Autour d’Erez, aux portes de Gaza, on est si proches que les hauts-parleurs préviennent souvent après le premier impact. On se rassure comme on peut, en se disant notamment que la plupart des roquettes tombent dans les champs – avant de se rappeler que c’est exactement là où s’amassent peu à peu nos forces, à portée de tir…
La population civile est terrée aux abris. Un gosse du coin m’explique à l’aube comment discerner au bruit le sifflement des tirs de mortiers du ronflement des roquettes. Dans le ciel les premiers laissent une trainée irrégulière, comme celle d’un ballon qui se dégonfle. Les déflagrations des batteries anti-aériennes sont assourdissantes, elles interceptent en vol les missiles les plus meurtriers, laissent après l’explosion un petit nuage qui se diffuse progressivement… Entre temps, je croise un rabbin en panoplie de motard qui parlemente avec les soldats pour les faire prier, et finit par repartir sans succès.
Il y a des morts depuis le matin, chez nous comme chez eux. À Erez, le point de passage est ouvert. Les journalistes étrangers s’y pressent, les travailleurs internationaux aussi. « Où est-ce le plus sûr, à l’intérieur ? » – J’évite la question. Aucune idée. Je me demande ce que “sûr” peut vouloir dire dans cette zone alors qu’une roquette éventre avec fracas la bergerie du kibboutz tout proche. Les avions de Tsahal nous survolent, suivis bientôt de nouveaux bruits d’explosion. Avec la tombée du soir, ça tire partout, sans arrêt. Les débris de béton et de métal volent. Des ambulances de notre côté mènent un étrange ballet lumineux, stationnées au sein du checkpoint militaire pour évacuer des blessés palestiniens vers nos hôpitaux.
On s’informe des derniers détails opérationnels auprès du quartier général de l’unité à Tel-Aviv. Et puis, au téléphone, on se tait tous. Le bruit lancinant d’une sirène parvient du combiné. « Il y a une alerte à Tel-Aviv ! » – pour la première fois depuis la guerre du Golfe, la « bulle » est la cible de tirs. L’atmosphère est irréelle.
Vendredi – « Ils tirent sur Jérusalem ! »
On s’échange les clefs de la maison. Les copains mobilisés à Jérusalem qui prennent leurs gardes la nuit y dorment le jour. J’entrecroise parfois un de mes colocs. Ils étaient tous dans la même unité du renseignement spécialiste du nord – et épargnée par le rappel des réservistes. Ils continuent une vie presque normale, vont en cours à l’université même si leurs classes se sont partiellement vidées, sortent le soir pour tenter de penser à autre chose.
À Tel-Aviv, les tirs continuent. Tsahal y déploie le Dôme de Fer, espérant sauver la ville des missiles. La municipalité annonce l’ouverture de tous les abris publics. Sur le Golan, Tsahal répond à des tirs de Syrie, une nouvelle fois. En roulant du sud vers Jérusalem, un coucher de soleil rose surprend par sa beauté brute. J’ai l’impression de rentrer vers un havre de sécurité, loin de la folie qui rage plus au sud et plus au centre.
« Il y a une alerte, où est l’abri ? Mais non, c’est surement la sirène pour shabbat… Quoique, c’est un son montant-descendant. Ils tirent sur Jérusalem ! »
Stupeur. Il fallait oser. Le risque est énorme, non seulement de toucher la population arabe – mais personne ne veut imaginer les conséquences si l’un des lieux saints était endommagé ! Du deuxième sous-sol du centre de l’unité au centre-ville de Jérusalem, on entend l’explosion sourde, lointaine.
Vendredi soir, très en retard, je passe chez Tzouki partager un repas de shabbat avant de retourner à l’armée. Le ton est déjà bien monté. Ils m’assaillent de questions auxquelles je n’ai aucune réponse. Oded pense refuser son ordre de réserve pour ne pas laisser sa femme et ses deux petits enfants derrière lui. « Tu as des droits et des devoirs. Tu es mobilisé, tu y vas. Un point c’est tout… » – en attendant, Li-An, 5 ans, se glisse dans la chemise de mon uniforme.
Lundi – « Tseva Adom (alerte rouge) à Ashdod. Silence… Ashdod, c’est nous ! »
Les journées défilent, et avec chacune une longue litanie de catastrophes. Je vis avec trois téléphones qui sonnent sans interruption, on dort peu. Il y a plus d’une centaine de blessés en Israël, et quatre tués. À Gaza, la liste des morts s’allonge : pour la plupart des terroristes, mais aussi des civils, aussi innocents que les nôtres. Dans le bus vers Jérusalem, des gamins font remonter vers les soldats tous leurs trésors de chocolat, bonbons et raisins secs. On écoute de la musique avec un seul écouteur, pour ne pas manquer une alerte. On se dit que pour eux, on est prêt à tout.
Devant une batterie du système Dôme de Fer près d’Ashdod, des Israéliens bravent les alertes pour rôtir des steaks, nous conseillent de dormir un peu « dès que possible », filment les interceptions sur iPhone. Il semble qu’Israël vive au rythme des flashs info et d’une playlist du Idan Raichel Project, sur toutes les radios, interrompu par la douce voix d’une présentatrice qui annonce les villes visées.
La diplomatie est en marche, on évoque, incrédules, une possible trêve. « Il faut aller jusqu’au bout maintenant, ne lâchez pas ! » – nous hurle une mère de famille dont les enfants s’entassent dans une petite voiture en évacuant la ville. Au bout de quoi ? Un jour, c’est vrai, nous n’aurons plus le choix, il faudra agir, ce sera de nouveau la guerre. La région a bien changé. Et si le but est de ramener le calme dans le sud, s’il est atteint autrement, peut-être pourra-t-on se passer d’une opération terrestre. Le Hamas aura gagné une bataille symbolique, nous aurons réussi à ne pas perdre celle de l’image. Nous aurons détruit leurs infrastructures militaires, ils lécheront leurs plaies. Tant que les tirs de roquettes cessent, nous aurons repoussé encore un peu le prochain épisode du conflit.
Mardi – « Peut-être demain… »
Une roquette a explosé près d’une base improvisée plus au sud, où sont rassemblés des réservistes. Il y a un mort, tout le monde le sait. Quand la nouvelle finit par sortir, on apprend qu’il avait 18 ans, qu’il était soldat conscrit, qu’on porte le même uniforme. Entre vibrations soudaines, rumeurs d’un accord et démentis, bilans médiatiques, prédictions alarmistes et espoirs d’accalmie, je répond à un coup de fil de ma banque qui propose un plan épargne « à des taux avantageux ». J’essaie le téléphone de Yam qui sonne dans le vide, je l’imagine en haute mer quelque part au large de Gaza.
Au sud de Tel-Aviv, une roquette a frappé de plein fouet un bâtiment à Rishon-LeTsiyon. C’est là que se trouve la branche locale d’Ikea en Israël. Il y a aussi des blessés. On se demande comment on pourrait arriver à un cessez-le-feu dans ces conditions. Les copains à Gaza ont reçu l’ordre de se tenir prêts à une opération terrestre, la tension pour eux est difficilement soutenable. On parle d’une potentielle accalmie dans la nuit…
Épuisés mais paradoxalement vraiment concentrés, on mène au sein de l’unité des conversations étrangement profondes, très politiques. Nous sommes au cœur de la machine d’État. On parle de ce pays, de notre avenir, de l’absurdité du sentiment de sécurité partagée quand nous sommes à l’armée – moins dehors – et de la tension qui crispe le pays. On se demande si la paix qu’on nous promettait petits n’est plus qu’un rêve des années 90, s’il y a vraiment encore de quoi espérer.
Mercredi – « Un bus a explosé au centre de Tel-Aviv ! »
À la station d’essence près du kibboutz Yad Mordechai : les réservistes se pressent à la caisse de la supérette. Dernier bastion de civilisation avant le front, en zone militaire fermée, tout autour de la bande de Gaza. Ils sont gonflés à bloc, attendent les ordres, espèrent secrètement qu’ils n’iront pas. J’y croise Ido, un peu perdu de vue depuis le début de mon service militaire, et l’équipage de son tank qui y font halte. « J’ai vu Nitzan hier, tu te rappelles on était ensemble en première année ? Il est avec une unité d’infirmiers plus bas vers Kissoufim. »
Allers-retours, d’un checkpoint de l’armée qui interdit l’accès en zone militaire jusqu’à Erez, à 500 mètres, où transitent toujours les étrangers. Un groupe de photographes free-lance débarque caméra au poing, sacs à dos, cigarettes aux lèvres, écharpes de baroudeurs. Ils nous regardent comme des assassins, semblent tout droits sortis d’un trek en Inde, avant de s’engouffrer dans le point de passage. L’un d’entre eux jette un œil furtif sur le béton explosé près de la route d’accès, demande si c’est un impact. J’opine, le vois esquisser un sourire compatissant et disparaître. Les bruits d’explosion continuent autour de nous, moins réguliers peut-être, mais toujours trop près.
Déjà en route vers le nord, un coup de téléphone du quartier général de l’unité nous intime de rentrer immédiatement alors que nous sortons d’Erez. Un autobus a explosé au centre-ville, il y a des blessés. J’envoie un SMS absurde pour rassurer mes parents : « Ne vous inquiétez pas, je suis vers Gaza pas à Tel-Aviv. » Et pourtant, dès la sortie de l’autoroute en arrivant, l’ambiance est électrique. L’attentat a frappé au cœur de la ville, la base-mère de Tsahal est très proche, toutes les rues sont bloquées. Les ambulances déboulent sirènes hurlantes, des hélicoptères quadrillent le ciel. Les terroristes se sont échappés, une chasse à l’homme commence.
Sans commentaire : lors de la conférence de presse qui annonce la trêve, la télévision nationale annonce que les sirènes fonctionnent dans le sud. Au moins 12 roquettes ont été tirées vers Israël depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.
Personne n’y croit, ni ne comprend pourquoi. Il nous faudra quelques heures pour souffler, être joyeux, presque exubérants à force de soulagement : nous avons signé un accord de cessez-le-feu. Puis pour se mettre à réfléchir. La trêve tiendra-t-elle? Au moment où elle est annoncée, les sirènes retentissent dans le sud. Mais après quelques tirs sporadiques dans les heures qui suivent la mise en place de l’accord, le calme revient. Pour l’instant.
Dans la soirée, Tsahal annonce la fin de l’opération Pilier de Défense. « Tous les objectifs ont été atteints », dit le communiqué. On s’accroche à l’espoir d’un processus politique qui fasse tenir le calme. On se dit qu’il faut fêter ça, sans trop savoir quoi.
Jeudi – « C’est fini ? »
Une annonce sur les boîtes aux lettres de la maison annonce que la municipalité a vérifié l’abri et qu’il est maintenant ouvert. Ils sont en retard pour la guerre.
Les cafés se sont de nouveau remplis à Jérusalem, où la situation reste encore un peu tendue. À Tel-Aviv, dans quelque temps nous irons de nouveau à la plage en toute insouciance. Mais surtout, notre gouvernement a prouvé sa capacité à garder la tête froide, à refuser la fuite en avant, à accepter le compromis. C’est presque inespéré ! Nous n’avons pas semé la mort et l’enfer à Gaza, et le sud d’Israël semble vivre pour un moment sans tirs supplémentaires. Alors oui, un bus a explosé à Tel-Aviv – mais nous avons déjà vu tellement pire.
Il pleut depuis ce jeudi en Israël, et les bruits d’explosions ne sont que ceux de l’orage. Ma première guerre se termine par un week-end à l’armée. Je n’aurai jamais été aussi fière de l’époustouflante résilience de ce pays, et de l’uniforme que nous portons. Mais jamais aussi impatiente de l’enlever non plus !
Légendes
1. Le thé au désert (photo Perle pour Carnets d’Aliyah).
2. Près d’Erez, le seul point de passage ouvert entre Israël et Gaza. Le mur se transforme en barrière grillagée à quelques centaines de mètres, plaçant la route militaire à la merci des snipers du Hamas. (idem)
3. La batterie du système anti-missile Dôme de Fer, près d’Ashdod. Avec plus de 420 interceptions en une semaine, le système est devenu le premier rempart des Israéliens contre les tirs de roquettes… (idem)
4. À l’heure de la démobilisation : « We are free ». (idem).
5. « Ville de Jérusalem – L’abri public est ouvert au public. Pour toute demande particulière composer le 106. » Nous ne sommes pas sûrs de son emplacement, mais il existe bien, cet abri ! (idem)