Il appartient à la gauche de brandir ses étendards à la fois contre l’occupation et contre l’inégalité, faute de quoi elle perd toute légitimité.
De prime abord, la gauche israélienne traverse une ère florissante. Les groupes qui se sont organisés dans la foulée du mouvement de protestation [de l’été 2011. NdlT] continuent d’agir et de grossir de façon impressionnante ; nombreux sont les jeunes qui rejoignent les partis de gauche, à commencer par le Parti travailliste, et plus de débats idéologiques à thématique social-démocrate se sont tenus ce mois-ci qu’en une année entière dans la période antérieure.
Il semble de prime abord que notre rêve des deux dernières décennies se fasse réalité : une nouvelle génération prend les rênes et saisit sa chance de tirer les chevaux de la gauche – et qui plus est les charrois de l’État auxquels ils sont harnachés – hors du bourbier où ils étaient englués. Le vocabulaire de cette nouvelle génération, avec des termes tels que “justice sociale” et “État-Providence”, porte lui aussi un espoir de changement. Il diffère de celui de la gauche d’antan, qui reléguait ce genre d’expressions en pages finales.
À priori, cela devrait nous faire plaisir. Après tout, c’est ce que nous espérions au sein de ce qui se nommait alors “le camp de la paix”, les “associations de droits de l’homme” – qui se dotèrent du nom de “gauche”, mais ne levèrent qu’un seul drapeau, celui de “la paix”, arguant qu’elles « s’occuperaient d’abord du conflit palestino-israélien et seraient ensuite libres de s’occuper de la fracture sociale interne ». À priori… Alors pourquoi le mois qui s’achève (au cours duquel j’ai participé à neuf de ces rencontres de mouvements de jeunesse, de membres du Parti travailliste et autres) me laisse-t-il en bouche l’arrière-goût amer de la déception ?
Peut-être parce que la nouvelle gauche commet le même péché que la génération d’avant. Elle aussi a choisi de ne porter qu’une seule bannière, ignorant l’obligation tant morale que pratique de dresser simultanément la seconde. Une génération née longtemps après que Moshé Dayan ait publiquement proféré ce bobard en 1971 – « Il est impossible de brandir deux étendards en même temps, celui de la sécurité et celui de la justice sociale » – réitère maintenant cette erreur, quoique avec un autre drapeau, celui de la justice sociale. Procédé pour le moins douteux, elle use du même prétexte “tactique” selon lequel « mieux vaut d’abord régler le problème social, et s’occuper ensuite du conflit ».
Mais, à la différence de la “vieille” gauche, qui porta en son temps la bannière impopulaire de la paix et en paya le prix, cette fois le drapeau levé est celui de la justice sociale ; ce que de larges pans de la droite (le ministre des Affaires sociales Moshé Kah’lon, par exemple) trouvent eux aussi acceptable, suivant le scandaleux argument qui veut que « l’on puisse aujourd’hui avancer sur ce plan puisqu’il est de toute manière impossible de progresser dans la résolution du conflit ». Cette dégradation des valeurs morales et politiques substitue « ce que l’on peut faire » à « ce qu’il faut faire ». Une véritable honte.
Il nous faut répéter ce que nous disions il y a de cela vingt ans : « Il n’existe pas deux ordres du jour pour l’État d’Israël, l’un en termes de sécurité et l’autre à visée sociale. Chacun d’eux découle de l’autre et lui est intimement lié. Chacun d’eux sera résolu conjointement à l’autre. Ne s’engager que sur l’un de ces plans revient à une sorte d’escroquerie, dans la mesure où cela ne peut mener à aucun résultat réel ».
C’est pourquoi quiconque choisit d’ignorer que la poursuite de l’occupation et la croissance des inégalités sont les deux faces de la même politique contribue à perpétuer en Israël la voie néo-libérale. Quiconque nie les liens existant entre la sectorisation imposée par les ultra-orthodoxes et la destruction de l’État-Providence pour tous promeut une vision sociale de droite, ni plus ni moins.
La gauche doit brandir les deux étendards à la fois, faute de quoi elle perd tout droit à l’existence. Pire encore, elle n’est plus porteuse d’aucun espoir.