Ze’ev Sternhell s’insurge contre l’adoption par la Knesseth de lois antidémocratiques et d’un autre âge ! Dans cet article parfois virulent destiné à la société israélienne, il s’élève contre l’apathie du centre et la plus-que-faiblesse de la gauche face aux évolutions, négatives à ses yeux, que connaît Israël – que ce soit l’adoption de lois restrictives à l’égard des Arabes, la toute-puissance des religieux ou leur immixtion dans la vie politique. Les anachronismes se multiplient, déteignant de plus en plus sur la nature même d’Israël.
On ne peut qu’être ému par l’amère désillusion de ce sioniste de toujours, aujourd’hui fort âgé, que l’Histoire semble avoir floué.
Lentement mais sûrement Israël est en passe d’acquérir un statut d’anachronisme. La loi votée par la Knesseth lors de cette nuit noire, la semaine dernière, qui fit de l’inégalité ethnique une norme juridique [1], n’a aucun précédent dans un pays démocratique car elle est contraire à l’essence même de la démocratie.
Au plan des principes, la discrimination institutionnalisée à l’encontre de la population non juive nous fait régresser aux premières années de l’État, lorsque les citoyens arabes israéliens étaient soumis au régime du “gouvernement militaire“ [2].
Cette situation eut une influence déterminante sur la société israélienne : mise à part la volonté de David Ben Gourion et de l’élite dominante de ne pas voir leur liberté d’action entravée, c’est cette discrimination ethnique institutionnalisée qui a rendu impossible la rédaction d’une constitution. C’est ainsi que les Israéliens, pour la première fois citoyens de leur propre pays, ont pris conscience que l’indépendance n’implique pas l’égalité, que la démocratie n’inclut pas le respect des droits de l’homme.
L’année qui suivit l’abrogation du gouvernement militaire survint la grande tragédie de la guerre des Six Jours, le gouvernement militaire fut instauré dans les Territoires. Au fil du temps, et les implantations se développant, un régime colonial s’est mis en place sans même dissimuler sa nature. Alors que les pays occidentaux se sont libérés de leur domination sur d’autres peuples, Israël, lui, prend forme quasi-coloniale, exfiltrant même sur son propre territoire les normes en usage dans les territoires occupés.
Existe-t-il ailleurs en Occident un tel anachronisme ? Le colonialisme « implantatoire » est aujourd’hui la raison principale, et souvent même la seule, de l’opposition frisant parfois l’hostilité que suscite Israël dans de larges cercles de l’intelligentsia occidentale. Ce ne sont pas les ennemis du sionisme ou les antisémites qui provoquent la délégitimation d’Israël. C’est, de ses propres mains, Israël lui-même.
Certes, en Europe également la droite extrême s’est développée et le dernier mot n’a pas encore été dit. Mais les racistes ne sont pas là-bas aux affaires. Ils n’y sont qu’une minorité infréquentable aux yeux de la gauche, mais aussi à ceux de larges parties de la droite libérale. Chez nous, par contre, la droite extrême et cléricale est aux mannettes et face à elle… le vide.
La confrontation honteusement esquivée avec la droite lors du débat à la Knesseth ne sera pas oubliée de si peu. La faillite morale du centre restera gravée. Les pires ennemis de la démocratie et ceux qui font la puissance du fascisme ont de tout temps trouvé leur origine non dans la force de la droite radicale mais dans l’opportunisme, le conformisme et la lâcheté du centre.
Qu’aurions-nous dit si, dans l’un des pays catholiques de l’Europe occidentale, les chefs de l’Église dirigeaient les partis politiques et contrôlaient des pans entiers de la politique nationale ? Comment aurions-nous réagi si le dirigeant d’un parti politique, ministre important de surcroît, embrassait la main d’un cardinal vêtu de sa toge et s’empressait ensuite d’exécuter ses ordres dans le domaine public ? Comment aurions-nous accueilli l’information selon laquelle, pour pouvoir prétendre à l’une des fonctions les plus importantes du pays, chef de la Sécurité intérieure, l’accord du clergé était nécessaire ?
Il est clair que pareils gages d’asservissement auraient suscité moquerie et mépris. Mais, chez nous, on s’est depuis longtemps déjà habitué à ce que les avis des rabbins des implantations puissent défier ouvertement l’autorité de l’État. La “jeunesse des collines“ [3] peut déclarer l’autonomie de facto des territoires qu’elle contrôle.
Nous nous sommes également habitués à Avigdor Lieberman [4], Elie Yishaï [5] et David Rotem [6]. De tels personnages, en Europe, appartiennent déjà à une histoire dont la plupart éprouvent de la honte. Il est triste de voir comment l’une des plus grandes espérances du XXe siècle se fait, sous nos yeux, anachronique.
NOTES
[1] Ze’ev Sternhell fait ici référence aux deux lois passées au petit matin du 23 mars, face à un hémicycle quasi désert : l’une vient confirmer le droit des agglomérations de moins de 400 foyers, en Galilée et dans le Néguev, d’admettre les habitants sur leurs propres critères afin que les nouveaux arrivants ne soient pas incompatibles avec la nature de la communauté ; l’autre vise la mémoire arabe par l’asphyxie financière des organisations qui marqueraient l’anniversaire de la Nakba [la « Catastrophe“, ainsi que les Palestiniens désignent la proclamation de l’Indépendance d’Israël le 16 mai 1949], au risque de détruire le fragile équilibre et la relative tolérance qui régnaient encore.
Précisons que les débats furent vifs parmi les quelques députés encore présents à pareille heure. Députée du Meretz, Zehava Gal-On s’est opposée avec véhémence à l’adoption de cette loi (par 37 députés contre 25) : « La Knesseth dresse la population contre ses minorités », a-t-elle déclaré. Isaac Herzog quant à lui, l’un des rares députés travaillistes à avoir pris part au vote, a condamné « la mise en place en ce jour en Israël d’une politique de la pensée », relevant que cette loi allait à l’encontre des recommandations du procureur général.
Pour de plus amples précisions, voir l’article suivant, dont nous n’avons traduit que les premiers paragraphes, factuels : « Deux lois jugées discriminatoires adoptées par la Knesseth »
[2] De 1948 à 1966, le gouvernement militaire astreignit les Arabes d’Israël à des permis de déplacement, au couvre-feu, aux assignations à résidence, et favorisa la confiscation de leurs terres.
Cet arsenal juridique puisé dans les règles du mandat britannique, mais appliqué aux seuls citoyens arabes de l’État par David Ben Gourion et ses successeurs jusqu’à la veille de la guerre des Six Jours, dans une atmosphère de crainte et de suspicion à leur égard, comprenait aussi la pratique des arrestations arbitraires et des périodes de détention administrative (trois mois indéfiniment renouvelables) sans justification, ou les procès devant des tribunaux militaires sans droit à l’appel…
La gauche israélienne – le Mapam en particulier, disparu depuis lors mais à l’origine du Meretz actuel – le combattit avec acharnement.
[3] Enfants et petits-enfants biologiques ou idéologiques des premiers colons envoyés par les gouvernements israéliens dans les territoires occupés pour s’y implanter après la guerre des Six Jours de 1967, les “jeunes des collines“ montent en première ligne pour s’opposer au “gel“ des nouvelles constructions et sont prêts à tout pour défendre la cause du “Grand Israël“.
[4] Avigdor Lieberman, chef du parti Israel Beitenu, ministre des Affaires étrangères, dont les propos souvent qualifiés de racistes sont parfois même jugés “gênants“ jusque par B. Netanyahu.
[5] Eliahou (ou Elie) Yishaï, membre du parti ultra orthodoxe sépharade Shass, Premier ministre adjoint et ministre de l’Intérieur du cabinet Netanyahu.
[6] « Il n’y a pas de citoyenneté sans loyauté », déclarait David Rotem, député d’Israel Beitenu et président de la Knesseth, en proposant au vote des députés la “loi Lieberman“. Adoptée en dernière lecture le 30 mars par 37 voix contre 11, cette loi permettra à la Cour suprême, outre les peines de prison par ailleurs encourues, de révoquer la citoyenneté des personnes reconnues coupables de trahison ou trahison aggravée, d’aide à l’ennemi en temps de guerre, ou d’attentat contre l’État.