[Les media israéliens rivalisent d’analyses sur les événements du Caire, tant il est vrai que “nul ne peut être sûr que la paix froide entre Israël et l’Égypte survivra à la chute de Moubarak et à l’émergence d’un nouveau système politique“ – comme l’écrivait la semaine passée dans son blog Carlo Strenger, professeur de psychologie et chroniqueur au Ha’aretz, qui sera notre invité ce soir mardi 8 février au Cercle Bernard Lazare.]
Des décennies durant, la stratégie globale d’Israël s’est fondée sur deux hypothèses contradictoires. L’une est qu’Israël, en termes stratégiques, dépend de la survie de régimes autoritaires semblables à ceux de Moubarak et de Ben Ali. La « sagesse » populaire disait que l’alternative à ces dictatures était le fondamentalisme musulman, synonyme de conflits sans fin et souvent armés avec les voisins d’Israël. La révolution iranienne de 1978 et les élections algériennes des années 1990 semblaient indiquer que les régimes répressifs en voie de démocratisation courraient en fait à l’islamisation.
Une autre assertion du sens commun, à laquelle Natanyahu adhérait, voulait qu’aucune paix au Moyen-Orient ni aucune sécurité pour Israël ne soient possibles aussi longtemps que les pays arabes ne connaîtraient pas la démocratie. Cette théorie se base sur cette assez forte évidence que les démocraties développées inclinent à ne pas se faire la guerre, celle-ci devenant contraire aux intérêts du peuple dès lors qu’une importante classe moyenne s’est constituée.
Le problème posé par les prises de positions israéliennes est assez clair : pour l’essentiel, le soutien à des régimes corrompus et l’appel à la démocratie se contredisent – ce qui n’est pas un problème exclusivement israélien, mais également celui des États-Unis, lesquels ont souvent appuyé des régimes autocratiques. Cela a commencé avec la doctrine de la guerre froide, qui plaçait l’alternative entre régimes communistes ou dictatures plus favorables aux États-Unis.
Ces derniers s’immiscèrent très tôt dans la politique iranienne. Après l’élection de Mohammed Mossadegh [1] comme Premier ministre en 1953, ils furent mêlés à son renversement et à la mise en place du Shah, qui mena des dizaines d’années durant un régime brutal fondé sur la persécution, la torture et la surveillance [2]. Le peuple iranien n’oublia jamais la participation des États-Unis à cette mise en place ni le soutien qu’ils apportèrent au Shah, et l’on peut douter que la République islamique eût jamais vu le jour sans l’intervention américaine de 1953.
Qu’est-ce que cela signifierait de parier sur la démocratisation au lieu de soutenir des autocrates apparemment plus amicaux à l’égard d’Israël et de l’Occident ? Le processus de démocratisation est le plus souvent confus. Mais, par-dessus tout, il ne peut se produire sous les auspices de puissances étrangères. Les États-Unis viennent de connaître un douloureux exemple de bataille contre les moulins à vent en voulant imposer du dehors des structures démocratiques en Afghanistan comme en Irak.
Israël avait déjà commis la même erreur dans le passé en tentant de se mêler des affaires libanaises en vue de soutenir ses alliés chrétiens. Le résultat fut un bourbier de dix-huit années qui, entre autres choses, créa le Hezbollah – aujourd’hui l’un des pires problèmes d’Israël. De même Israël a-t-il écrasé toute tentative d’établir des structures politiques viables dans les territoires palestiniens dans les années 70 et 80, dans l’espoir que cela pourrait éliminer du même coup les aspirations palestiniennes à l’indépendance. En tentant de contrer l’OLP, il se fit l’instrument de la création du Hamas – là encore, l’un des pires problèmes d’Israël.
Israël s’inquiète, bien sûr, de ce qu’il va advenir de l’Égypte. Nul ne peut être sûr que la paix froide entre Israël et l’Égypte survivra à la chute de Moubarak et à l’émergence d’un nouveau système politique. Certains experts, tel Scott Atran, doutent cependant fort que les Frères musulmans occupent une position aussi dominante qu’on le suppose en général, et la panique n’est certes pas bonne conseillère.
Les soulèvements en Tunisie et en Égypte devraient être pris comme une occasion historique d’arrêter de balancer entre le soutien aux tyrans et la conviction que seule la démocratie peut à long terme apporter la stabilité, la prospérité et la paix au Moyen-Orient. Tous ceux qui croient vraiment en la démocratie et les droits de l’homme ne peuvent que se réjouir pour le peuple égyptien : un régime répressif va prendre fin. Comme de nombreux commentateurs l’ont fait remarquer, aucun parti unique ne dirigeait le soulèvement, il s’agit de l’insurrection du peuple dans l’intérêt du peuple.
Nous ne pouvons qu’espérer que le peuple d’Égypte se rendra compte que la tactique de nombreux régimes arabes a consisté à détourner l’attention de leurs méfaits en désignant Israël comme le responsable des problèmes de leurs sociétés et de leurs économies. Mettre le sentiment anti-israélien au centre du nouvel ordre économique, politique et social auquel ils aspirent n’aidera pas à résoudre les multiples maux de leur société et de leur économie. Il leur faudra plutôt s’engager dans le long et douloureux processus de la construction d’institutions démocratiques viables, et éradiquer la corruption.
En ce qui concerne Israël, il est crucial de ne pas user des événements d’Égypte pour alléguer, à l’instar de Moshé Arens ces derniers jours, qu’Israël ne peut faire la paix qu’avec des dictateurs arabes, puisque le peuple arabe s’oppose constamment à la paix avec Israël. Les fuites rendues publiques par Al-Jazeera ont démontré sans l’ombre d’un doute l’existence d’un partenaire palestinien prêt à la paix. Si Israël se montre capable de s’adresser aux Palestiniens dans la réciprocité, avec un respect véritable de leur dignité et de leur soif d’auto-détermination, il se peut que les peuples arabes autour de nous réalisent que le bien-être de la région entière dépend du passage de la confrontation à la coopération, de la tyrannie à la démocratie.
NOTES
[1] Soucieux d’indépendance nationale et empreint de considérations sociales, Mossadegh nationalisa en 1951 les gisements de pétrole iranien, expropriant l’Anglo-Iranian Company. Affrontant les foudres britanniques et celles du Shah, ce nationaliste farouche et monarchiste constitutionnel accusé d’être à la solde de l’Union soviétique fut démis et condamné à mort, restant finalement trois ans en prison avant de finir ses jours en résidence surveillée. Sous le gouvernement Clinton, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright a officiellement reconnu la participation active des États-Unis au coup d’État (le second, après une tentative avortée) qui triompha de lui en août 1953. [NdlT]
[2] Par la très redoutée Savak, la police secrète du régime. [NdlT]