Antiwar.com, 31 août 2009 (Une version plus brève de cet article a été publiée dans Arab News)
[->http://original.antiwar.com/avnery/2009/08/30/against-the-israel-boycott/]
Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Dans quelle mesure le boycott de l’Afrique du Sud a-t-il réellement contribué à la chute du régime raciste ? Cette semaine, je me suis entretenu avec Desmond Tutu sur cette question qui me préoccupe depuis longtemps.
Personne n’est mieux placé pour répondre à cette question que Tutu, archevêque anglican de l’Afrique du Sud et Prix Nobel, qui fut l’un des leaders de la lutte contre l’apartheid et, plus tard, président de la commission Vérité et Réconciliation, qui enquêta sur les crimes du régime. Cette semaine, il se rendait en Israël avec les « Sages », une organisation d’anciens chefs d’Etat venus du monde entier créée par Nelson Mandela.
La question du boycott est réapparue cette semaine après la publication dans le Los Angeles Time d’un article de Veve Gordon appelant au boycott mondial d’Israël. Il citait l’exemple de l’Afrique du Sud pour montrer comment un boycott mondial pouvait forcer Israël à mettre fin à l’occupation, qu’il comparait au régime d’apartheid.
Je connais et respecte Neve Gordon depuis de nombreuses années. Avant de devenir professeur à l’université Ben Gourion de Beer Sheva, il avait organisé de nombreuses manifestations contre le Mur à Jérusalem, auxquelles j’ai participé.
Je regrette de devoir dire que je ne puis être d’accord avec lui cette fois, ni sur la similitude avec l’Afrique du Sud ni sur l’efficacité d’un boycott d’Israël.
Les opinions divergent quant à la contribution du boycott au succès de la lutte anti-apartheid. Pour certains, il a joué un rôle décisif. Pour d’autres, son impact a été marginal. Certains pensent que ce fut l’effondrement de l’Union soviétique qui constitua le facteur décisif. Après cette chute, les Etats-Unis et leurs alliés n’avaient plus aucune raison de soutenir le régime sud-africain, qui jusqu’alors était considéré comme un pilier de la lutte mondiale contre le communisme.
« Le boycott a été extrêmement important », dit Tutu. « Bien plus que la lutte armée. »
Il faut se souvenir que, contrairement à Mandela, Tutu défendait la lutte non-violente. Durant les 28 années pendant lesquelles Mandela a croupi en prison, il aurait pu être libéré à n’importe quel moment si seulement il avait accepté de signer une déclaration condamnant le « terrorisme ». Il a toujours refusé.
Tutu explique : « L’importance du boycott n’a pas été seulement économique, mais aussi morale. Par exemple, les Sud-Africains adorent le sport. Le boycott, qui a empêché leurs équipes de participer à des compétitions à l’étranger, leur a fait très mal. Mais le plus important a été que cela leur a donné le sentiment que nous n’étions pas seuls, que le monde entier était avec nous. Cela leur a donné la force de continuer. »
Pour montrer l’importance qu’a eue le boycott, il me raconta l’anecdote suivante : en 1989, le leader blanc modéré Frederic Willem de Klerk avait été élu président de l’Afrique du Sud. En prenant ses fonctions, il déclara son intention de créer un régime multiracial. « Je l’ai appelé pour le féliciter, et la première chose qu’il m’a dite a été : Allez-vous appeler à la fin du boycott ? »
Il me semble que la réponse de Tutu souligne l’énorme différence entre la réalité sud-africaine et celle qui est la nôtre aujourd’hui.
La lutte des Sud-Africains a été celle d’une large majorité contre une petite minorité. Au sein d’une population de plus de 50 millions de personnes, les blancs ne représentaient que moins de 10%. Cela signifie que plus de 90% des habitants du pays étaient pour le boycott, même si on pouvait dire qu’il leur a fait mal aussi.
En Israël, la situation est exactement l’inverse. Les Juifs représentent plus de 80% des citoyens d’Israël, et ils constituent une majorité de plus de 60% entre la Méditerranée et le Jourdain. 99,9 % des Juifs sont opposés au boycott d’Israël. Ils n’auront pas le sentiment que « le monde entier est avec nous », mais bien que « le monde entier est contre nous. »
En Afrique du Sud, le boycott mondial a aidé à renforcer la majorité et à la mobiliser pour la lutte. L’impact du boycott d’Israël serait l’exact opposé : il pousserait la grande majorité des gens dans les bras de l’extrême droite et créerait une forteresse mentale contre le « monde antisémite ». (Bien entendu, le boycott aurait un effet différent sur les Palestiniens, mais ce n’est pas l’objectif de ses défenseurs).
Les peuples ne sont pas identiques partout. Il semble que les Noirs d’Afrique du Sud sont très différents des Israéliens, et aussi des Palestiniens. L’effondrement du régime oppresseur et raciste n’a pas provoqué de massacre, comme on aurait pu le prévoir, mais au contraire à la création de la Commission Vérité et Réconciliation. Le pardon et non la vengeance. Ceux qui ont comparu devant la commission et reconnu leurs méfaits ont été graciés. Cela était en accord avec la croyance chrétienne, et aussi avec la promesse biblique ; « Dissimuler ses péchés ne porte pas bonheur, qui les confesse et y renonce obtient miséricorde » (Proverbes, 28, 13).
J’ai dit à l’archevêque que j’admirais non seulement les dirigeants qui avaient choisi cette voie mais aussi le peuple qui l’avait acceptée.
L’une des différences profondes entre les deux conflits concerne la Shoah.
Des siècles de pogroms ont gravé dans la conscience des Juifs la conviction que le monde entier en a après eux. Cette idée a été renforcée à la puissance 100 par la Shoah. Chaque enfant juif apprend à l’école que « le monde entier a été silencieux » quand les 6 millions ont été massacrés. Cette idée est ancrée au plus profond de l’âme juive. Même quand elle est dormante, il est facile de la réveiller.
C’est d’ailleurs cette conviction qui a rendu possible l’accusation par Avigdor Lieberman de tout le peuple suédois d’avoir coopéré avec les Nazis, à cause d’un article imbécile paru dans un tabloïd suédois.
Il est fort possible que cette conviction (« le monde entier est contre nous ») soit irrationnelle. Mais dans la vie des nations comme dans celle des individus, il est irrationnel de ne pas tenir compte de l’irrationnel.
La Shoah aura un impact décisif sur tout appel au boycott d’Israël. Les dirigeants du régime raciste d’Afrique du Sud sympathisaient ouvertement avec les Nazis et ont même fait de la prison pour cela après la Deuxième Guerre mondiale. L’apartheid était fondé sur les mêmes théories raciales qui inspiraient Adolf Hitler. Il était facile d’appeler le monde à boycotter un régime aussi répugnant. Les Israéliens, en revanche, sont perçus comme les victimes du nazisme. L’appel au boycott rappellera à beaucoup, de par le monde, le slogan nazi « Kauft nicht bei Juden! » – n’achetez pas chez les Juifs.
Cela ne vaut pas pour n’importe quel boycott. Il y a 11 ans, le mouvement Goush Shalom, où je milite, a appelé au boycott des produits des colonies. L’intention était de séparer les colons de l’opinion israélienne, et de montrer qu’il y a deux sortes d’Israéliens. Le boycott était destiné à renforcer ces Israéliens qui s’opposent à l’occupation, sans devenir anti-israélien ni antisémite. Depuis lors, l’Union européenne a travaillé dur pour fermer ses portes aux produits des colons, et presque personne n’a parlé d’antisémitisme.
L’un des théâtres principaux de notre lutte pour la paix est l’opinion israélienne. Aujourd’hui, la plupart des Israéliens pensent que la paix est souhaitable mais impossible (à cause des Arabes, bien sûr). Nous devons les convaincre que la paix serait bonne pour Israël et qu’elle est faisable et non irréaliste.
Lorsque l’archevêque a demandé ce que nous, les militants israéliens pour la paix, espérions, je lui ai dit : Nous espérons que Barack Obama publiera un plan de paix global et détaillé, et qu’il utilisera la pleine puissance des Etats-Unis pour persuader les parties de l’accepter. Nous espérons que le monde entier se ralliera derrière lui. Et nous espérons que cela aidera le camp israélien pour la paix à se remettre sur pied et à convaincre notre opinion qu’il est à la fois possible et avantageux de suivre la voie de la paix avec la Palestine.
Quiconque entretient cet espoir ne peut pas soutenir le boycott d’Israël. Ceux qui appellent au boycott le font par désespoir. Et c’est là la racine du problème.
Neve Gordon et ses partenaires ont désespéré des Israéliens. Ils sont parvenus à la conclusion qu’il n’existe aucune chance de changer l’opinion publique en Israël. Selon eux, aucun salut ne pourra venir de l’intérieur. Il faut donc ne tenir aucun compte de l’opinion israélienne et se concentrer sur une mobilisation mondiale contre l’Etat d’Israël. (De toute façon, certains d’entre eux pensent que l’Etat d’Israël soit être démantelé et remplacé par un Etat bi-national).
Je ne partage aucune de ces opinions – ni le désespoir à l’égard du peuple israélien, auquel j’appartiens, ni l’espoir dont le monde se soulèvera et forcera Israël à changer contre sa volonté. Pour que cela se produise, le boycott devrait gagner en dynamique, les Etats-Unis s’y joindre, l’économie israélienne s’effondrer et le moral de la société israélienne se briser.
Combien de temps cela prendrait-il ? 20 ans ? 50 ans ? L’éternité ?
Je crains que nous n’ayons affaire ici à un exemple de diagnostic erroné menant à un traitement erroné. Pour être précis : l’hypothèse erronée selon laquelle le conflit israélo-palestinien ressemble à l’expérience sud-africaine mène à un choix erroné de stratégie.
Il est vrai que l’occupation israélienne et l’apartheid sud-africain ont certaines caractéristiques similaires. En Cisjordanie, il y a des routes « réservées aux Israéliens ». Mais la politique d’Israël ne se fonde pas sur des théories raciales, mais sur un conflit national. Petit exemple, mais parlant : en Afrique du Sud, un homme blanc et une femme noire (ou le contraire) ne pouvait pas se marier, et les relations sexuelles entre les deux étaient un crime. En Israël, il n’existe pas d’interdiction de la sorte. En revanche, un citoyen arabe israélien qui épouse une femme arabe des territoires occupés (ou le contraire) ne peut pas faire venir son épouse en Israël. La raison : préserver la majorité juive en Israël. Les deux cas sont répréhensibles, mais fondamentalement différents.
En Afrique du Sud, il y avait un accord total entre les deux côtés sur l’unité du pays. La lutte concernait le régime. Les Blancs comme les Noirs se considéraient comme des Sud-Africains et étaient déterminés à préserver l’unité de l’Afrique du Sud intacte. Les Blancs ne voulaient pas de partition. D’ailleurs, ils ne pouvaient pas la vouloir, car leur économie reposait sur le travail des Noirs.
Dans ce pays, les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens n’ont rien en commun : ni sentiment national, ni religion, ni culture, ni même de langue. L’immense majorité des Israéliens veulent un Etat juif (ou hébreu). L’immense majorité des Palestiniens veulent un Etat palestinien (ou musulman). Israël, de plus, ne dépend pas de la main d’œuvre palestinienne – au contraire, les Palestiniens perdent leur travail.
Pour toutes ces raisons, il y a aujourd’hui un consensus mondial selon lequel la solution réside dans la création d’un Etat palestinien à côté d’Israël.
Bref, les deux conflits sont fondamentalement différents. Il s’ensuit que les méthodes de lutte doivent, elles aussi, être différentes.