New York Times, 6 janvier 2008

[->http://www.nytimes.com/2008/01/06/books/review/Goldberg-t.html]

Traduction : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Il y a peu, je me trouvais à Damas. A la recherche d’un peu de lecture, je fis un tour à la boutique de cadeaux du Sheraton, boutique peu fournie au demeurant. De livres, il n’y en avait pas beaucoup : des John Grisham de la première époque et de deuxième main, une hagiographie de Hafez al-Assad, un vieux Bill O’Reilly (vous y croyez ?) [[Bill O’Reilly est un célèbre présentateur américain de talk-shows, très à droite.]], et une édition de poche du « Juif international », publiée à Beyrouth en 2002. « Le Juif international » est une compilation d’articles montrant l’influence supposée des Juifs dans des domaines comme la finance internationale, le gouvernement du monde et la contrebande en tout genre. « Partout où se trouve un siège de pouvoir, ils grouillent avec obséquiosité », affirme le livre. Ces articles, qui ont pour source les « Protocoles des Sages de Sion » (en d’autres termes, il s’agit de plagiat d’un faux) ont été publiés il y a plus de 80 ans par l’hebdomadaire Dearborn Independent, propriété de l’industriel Henry Ford. A côté du « Juif international », il y avait un exemplaire de « La Bible vient d’Arabie », une ânerie qui suggère que les juifs ne sont pas juifs et qu’Israël n’est pas Israël. Et un pamphlet intitulé « Les Secrets du Talmud ». N’étant pas initié à ces secrets (j’ai été élevé dans le judaïsme « réformé »), je m’y suis plongé. Il semble que le Talmud enseigne aux juifs la manière la plus efficace de détruire l’économie mondiale, et accorde aux juifs le droit de prendre des non juives pour esclaves et de les violer.

De manière générale, la conception antisémite du monde est incroyablement stupide. Si ses propagandistes comprenaient réellement le peuple élu, ils sauraient, par exemple, que personne, ni le chef du Mossad, ni même le président de Hadassah [[Hadassah : organisation juive caritative]], n’est capable de convaincre 4.000 juifs de rester chez eux un 11 septembre au lieu de se rendre au World Trade Center. « Et pourquoi devrais-je vous écouter ? » aurait été la réponse quasi unanime. La littérature antisémite conspirationniste ne postule pas seulement des idées grossières et absurdes, elle a aussi tendance à être criblée de fautes d’orthographe, de répétitions et de fautes de grammaire. A cause de cela, et pour d’autres raisons, j’ai souvent du mal à la prendre au sérieux.

Matthias Küntzel, professeur en science politique, nous dit que c’est une erreur. Lui prend réellement au sérieux l’antisémitisme, et en particulier son courant le plus puissant aujourd’hui, l’antisémitisme musulman. Son livre tonique, et même surprenant, « Le jihad et la haine des Juifs » [[ Jihad and Jew-hatred, Islamism, Nazism and the Roots of 9/11, Matthias Küntzel, 180 p. Telos Press Publishing]], nous rappelle qu’il est dangereux d’ignorer des idées imbéciles si lesdites idées imbéciles sont partagées avec ferveur. Or, dans tout le monde musulman, les pires idées sur les Juifs (théories conspirationnistes compliquées et saugrenues qui évoquent leur pouvoir maléfique et absolu sur le monde des affaires) sont devenues monnaie courante. Le Hezbollah et le Hamas, pour ne prendre que deux exemples célèbres, voient le monde en grande partie à travers le prisme de la puissance juive. Des représentants du Hezbollah emploient un langage emprunté sans honte à la propagande nazie, décrivent les Juifs comme des parasites ou des tumeurs et préconisent le meurtre de Juifs comme on prescrirait une chimiothérapie.

La question n’est pas seulement pourquoi, bien sûr, mais comment : comment ces idées, en particulier sur la toute-puissance des Juifs, se sont-elles implantées dans le discours islamique moderne ? Car la notion du Juif malfaisant et tout-puissant n’appartient pas à la tradition de l’islam. Si les Juifs ne sont pas particulièrement sympathiques dans le Coran (ils complotent, rusent, et rejettent le message du prophète Mahomet), ils sont avant tout dépeints comme des vaincus. Mahomet, lisons-nous, a vaincu les Juifs sur le champ de bataille et les a exilés. Au cours des siècles qui ont suivi, des Juifs ont vécu dans le monde musulman, et il est vrai que leur sort a été en général bien meilleur que celui de leurs frères en chrétienté, mais seulement à condition qu’ils connaissent leur place : citoyens de deuxième zone, taxés comme tels, inférieurs par le statut.

Il est donc évident que les idées modernes de la puissance juive ont été importées d’Europe, et Küntzel avance un argument osé et lourd de conséquences : la propagation des modèles antisémites européens dans le monde musulman n’a pas été accidentelle, mais en réalité un projet du parti nazi, destiné à retourner les musulmans contre les Juifs et le sionisme. Selon lui, au cours des années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale, deux leaders musulmans en particulier ont sciemment propagé l’idéologie nazie aux masses musulmanes : Haj Amin al-Husseini, le mufti de Jérusalem, et Hassan al-Banna, fondateur égyptien des Frères musulmans. L’histoire du mufti est bien connue : il a été le leader des Arabes en Palestine, et l’un des agitateurs antisémites les plus en vue en Palestine. Il a fini par s’allier aux Nazis et a passé le plus clair de son temps à Berlin, recrutant des musulmans bosniaques pour la SS et préconisant les mesures les plus cruelles envers les Juifs. Küntzel écrit qu’en 1943, le mufti s’est fâché avec Himmler quand celui-ci a voulu échanger 5.000 enfants juifs contre 20.000 prisonniers allemands. Himmler s’est rendu aux arguments du mufti, et les enfants ont été gazés.

Les relations entre Hassan al-Banna et le nazisme sont plus complexes mais, pendant les années 30, son mouvement, aidé par les Allemands, s’en est pris, non seulement au sionisme, mais aux Juifs en général. « Ce mouvement islamiste naissant a été subventionné par des fonds allemands », écrit Küntzel. « Ces aides ont permis aux Frères musulmans de créer une imprimerie qui employait 24 personnes, et d’utiliser les méthodes de propagande les plus modernes. » Les Frères musulmans, poursuit Küntzel, ont joué un rôle crucial dans la publication et la distribution de traductions en arabe de « Mein Kampf » et des « Protocoles des Sages de Sion ». Dans le monde arabe, les méthodes et l’idéologie nazies ont galvanisé la ferveur anti-sioniste, et les effets de cette campagne se font encore sentir aujourd’hui.

Küntzel fait appel à des preuves impressionnantes pour appuyer sa thèse, mais, parfois, il simplifie à l’extrême. Il n’y a nul besoin de faire preuve d’indulgence à l’égard de l’Allemagne pour penser qu’au Moyen-Orient, aussi bien des idées inhérentes au monde musulman que des idées nazies ont contribué à propager l’antisémitisme. En voulant faire porter à l’Allemagne nazie la responsabilité de l’antisémitisme musulman, il va trop loin : « Bien que Khomeiny n’ait certainement pas été un acolyte d’Hitler, il n’est pas déraisonnable de supposer que sa vision du monde antisémite (…) ait été façonnée dans les années 30 », écrit Küntzel, citant en note de bas de page un article écrit par lui-même. Sa vision du conflit israélo-arabe est, elle aussi, très simpliste. Aujourd’hui, les Juifs ont un certain pouvoir au Moyen-Orient, et Israël n’est exempt ni d’excès, ni de cruauté.

Toutefois, Küntzel a raison d’affirmer que nous assistons à une explosion de la haine antisémite au Moyen-Orient, et il a raison d’en être choqué. Sa contribution la plus importante, en réalité, est sa capacité à être choqué par la rhétorique de haine et ses conséquences. L’ancien leader du Hamas, Abdel Aziz Rantissi, m’a dit un jour que « la question n’est pas de savoir ce que les Allemands ont fait aux Juifs, mais ce que les Juifs ont fait aux Allemands. » Les Juifs, a-t-il dit, ont mérité leur punition. Pour Küntzel, nous devrions considérer les hommes comme Rantissi pour ce qu’ils sont : les héritiers du mufti, et les héritiers des Nazis.