Dissent Magazine, été 2007

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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant


Avant-propos des rédacteurs en chef de Dissent

Le 30 mai dernier, le syndicat britannique des universités et collèges, fort de 120.000 membres, a voté une motion en faveur du boycott des universités israéliennes, en appelant leurs collègues à condamner « la complicité des universitaires israéliens avec l’occupation. » Dans les prochaines semaines, les sections locales décideront de leur soutien à cette motion. De son côté, Unison, le syndicat britannique le plus important, a lui aussi annoncé son intention de voter un boycott d’Israël. Dans notre prochain numéro d’été (qui sortira la première semaine de juillet), Martha Nussbaum prend passionnément position contre les boycotts universitaires. Vu la nature du débat, actuelle et qui peut avoir d’importantes conséquences, nous publions son article en ligne avant la sortie de ce numéro.
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Contre tous les boycotts universitaires
par Martha Nussbaum

Je ne compte pas ici débattre des faits particuliers qui concernent les boycotts d’institutions universitaires ou d’individus israéliens. Il y a trois raisons à ce silence. D’abord, je pense que les philosophes doivent rechercher des principes philosophiques : principes généraux et défendables qui peuvent s’appliquer à de nombreux cas. En effet, comment dire si nos principes sont bons en ne considérant qu’un cas unique, sans se demander s’ils peuvent s’appliquer à des cas similaires?

Ensuite, cette insistance à sens unique sur Israël me met mal à l’aise. Il est certain qu’il ne serait pas convenable pour des Américains de débattre de boycotts d’autres pays situés à l’autre bout du monde sans s’interroger de la même manière sur les politiques et actions américaines, qui ne sont pas au-dessus d’un examen moral. Impossible aussi de ne pas débattre de cas comparables concernant d’autres pays. Par exemple, on pourrait envisager des réactions possibles face au génocide de civils musulmans dans l’Etat indien de Gujarat pendant l’été 2002, pogrom organisé par le gouvernement de cet Etat, perpétré par ses fonctionnaires, avec l’aide du gouvernement indien (qui n’est plus au pouvoir). Le fait que personne ne parle de ces faits me met mal à l’aise. Je n’ai pas entendu un seul murmure sur l’éventualité d’un boycott d’institutions universitaires indiennes ou d’individus, et plus surprenant encore, rien sur un boycott international d’institutions universitaires américaines ou d’individus. Je ne suis pas certaine que tout ce qui est dit en faveur d’un boycott d’universitaires ou d’universités en Israël ne puisse pas être dit, avec probablement encore plus de raisons, en faveur d’actions similaires contre les Etats-Unis et surtout contre l’Inde et l’Etat de Gujarat.

Dans chacun de ces cas, je ne suis pas pour le boycott universitaire, mais je pense qu’ils devraient être envisagés en bloc, avec bien d’autres cas où des gouvernements font des choses contestables sur le plan moral. Prenons, par exemple, le problème des droits de l’homme en Chine, le sexisme honteux en Corée du Sud et l’indifférence face au phénomène largement répandu des meurtres d’enfants et de foetus femelles, le fait que dans de nombreux pays, y compris dans de nombreux pays arabes, sinon tous, on ne prenne aucune mesure pour défendre l’intégrité physique des femmes et l’égalité entre les êtres humains. Et la liste serait longue. Evidemment, je note qu’une indifférence extrême envers la vie et la santé des femmes n’a jamais constitué la raison de quelque boycott que ce soit, un manque d’impartialité qui m’a frappée même au temps du boycott de l’Afrique du Sud. D’éminents penseurs ont prétendu que le cas de l’Afrique du Sud était à part, car une partie de sa population était systématiquement inégale devant la loi, situation qui était, et est toujours, celle des femmes dans de nombreux pays. En n’envisageant pas toutes les applications possibles de nos principes, s’ils étaient appliqués de manière impartiale, nous sommes dans l’incapacité de réfléchir correctement au choix de ces principes. Car un monde où seraient boycottés tous les universitaires américains, indiens, israéliens, et bien d’autres, comme les Chinois, les Sud-Coréens, les Saoudiens (pour sexisme) et les Pakistanais (idem, même s’il y a eu quelques progrès récents) serait bien différent d’un monde où seuls les universitaires d’un petit pays sont boycottés. Cette différence compte dans le choix des principes.

La troisième raison pour laquelle je vais m’exprimer de façon générale est que je ne suis pas un expert du Moyen-Orient. Je viens de terminer la rédaction d’un livre sur le génocide de Gujarat, après l’avoir étudié pendant cinq ans. Je pense donc être qualifiée pour parler de ce cas précis, ce que je propose de faire à l’occasion, parce qu’il éclaire certaines des questions qui sont devant nous. Mais surtout, je vais rechercher des principes généraux et défendables.

Quelques distinctions

Lorsqu’on pense qu’un tort grave a été commis par une organisation quelconque et ses agents, il y a un certain nombre d’options disponibles pour qui veut exprimer une condamnation forte. Le boycott n’est pas la seule. D’autres ont servi de manière efficace dans des cas comparables.

1. Le blâme

Le blâme est la condamnation publique d’une institution, en général par une autre institution. Ainsi, par exemple, une association professionnelle peut blâmer une institution universitaire qui viole les droits des universitaires. Le blâme peut prendre plusieurs formes, mais en général, il s’agit d’une sorte de déclaration publique largement diffusée qui affirme que l’institution en question a commis telle ou telle mauvaise action. Certaines associations professionnelles ont également blâmé des gouvernements ou des politiques gouvernementales, comme la guerre en Irak.

Le blâme semble approprié quand l’organisation professionnelle peut parvenir à un consensus sur le caractère malin de l’action en question et qu’elle souhaite blâmer directement l’institution, universitaire ou gouvernementale, qui a commis ces mauvaises actions, plutôt que tous les individus appartenant à cette institution. Le blâme ne diminue en rien la liberté académique des individus : les professeurs qui enseignent dans des universités ayant fait l’objet d’un blâme sont en réalité aidés à garantir leurs droits, et, en cas de blâme adressé à un gouvernement, les universitaires et les citoyens en général n’en subissent aucune conséquence.

2. La condamnation publique organisée

Parfois, certains mouvement organisés mènent des campagnes pour alerter l’opinion sur les actes illicites de telle ou telle institution. Pour une grande part, le mouvement international de protestation des consommateurs contre les industriels du vêtement a pris cette forme. Ainsi, les membres de ce mouvement tenteront de faire circuler des documents pour toucher les clients qui achètent des vêtements au détail quand ceux-ci sont fabriqués par des enfants, pour leur faire prendre conscience du comportement de cette corporation. De leur côté, les clients peuvent choisir d’acheter ou pas auprès d’une chaîne de vente au détail. Ce type de condamnation publique diffère du boycott des articles de détail, car il permet au consommateur de choisir sans menacer le gagne-pain de travailleurs. (…)
Un cas similaire, dans lequel je suis engagée, est un mouvement destiné à faire prendre conscience aux consommateurs de produits alimentaires des conditions dans lesquelles les animaux qu’ils achètent pour se nourrir ont été élevés. Des professeurs et des étudiants de la faculté de droit de l’université de Chicago ont conçu un label qui donne au consommateur une information claire sur la technique d’élevage des cochons et des poulets, en leur laissant le choix, mais à l’évidence, en espérant que le consommateur informé effectuera un choix éthique. Cette approche semble bonne, en partie parce qu’il est vital de démontrer que de nombreux consommateurs (et pas seulement un petit groupe fortement organisé) soutiennent un traitement décent des animaux, comme ce serait le cas avec un boycott.
La protestation publique organisée est donc utile dans une grande variété de cas, mais en particulier quand un mouvement tente d’impliquer un public plus large, et quand la volonté est de cibler l’institution et non ses employés.

3. La condamnation publique organisée d’un ou de plusieurs individus

Quand on pense que certains individus portent une responsabilité particulière pour les mauvaises actions en question, il est possible d’oeuvrer à la condamnation de ces individus. Ainsi, si Martin Heidegger avait été invité par l’université de Chicago, j’aurais fait partie de ceux qui auraient mené une protestation publique contre sa venue, et tenté d’informer d’autres personnes sur son passé de collaboration avec le régime nazi. Encore une fois, dans l’approche que je considère ici, il n’y aurait eu aucune tentative d’empêcher les gens d’aller écouter Heidegger : l’information, la persuasion et le choix personnel auraient été la priorité.
Une condamnation publique organisée peut donner des résultats tangibles. Ainsi, lorsque l’association des propriétaires d’hôtels américano-indiens a invité Narendra Modi, gouverneur de l’Etat de Gujarat, pour qu’il s’adresse à eux lors d’une réunion en Floride, des universitaires conscients de son rôle moteur dans l’orchestration des violences contre les musulmans dans son Etat ont écrit une lettre de protestation au Département d’Etat, en lui demandant de refuser à Mr Modi un passeport diplomatique. Comme il s’est trouvé qu’en même temps, le Congrès avait voté une résolution de condamnation, cette initiative a été une réussite. Modi s’est vu refuser son visa diplomatique, et son visa de touriste a été annulé. L’annulation d’un visa semble appropriée dans ce cas, car Modi a orchestré des crimes contre l’humanité. Le cas de Heidegger, qui n’avait pas de responsabilité directe dans ce qu’ont fait les Nazis, aurait été mieux traité en le laissant parler tout en encourageant les gens à s’informer.

4. La non-récompense

Dans le quotidien universitaire, certains modes d’interaction relèvent du donnant-donnant. D’autres impliquent l’approbation d’une institution ou d’un individu. Sans aller aussi loin que le blâme d’une institution ou d’un individu, des gens pourraient décider (de manière individuelle ou organisée) que tel ou tel individu ne mérite pas d’honneur particulier. Le refus de l’université d’Oxford d’accorder à Margaret Thatcher un diplôme honoris causa appartient à cette catégorie. En conférant un titre honorifique, une université affirme fortement ses valeurs. La dureté envers les pauvres, la destruction du système britannique de santé, sans parler des assauts du Premier ministre Margaret Thatcher contre la recherche scientifique, ont été des valeurs que l’université d’Oxdord a estimé ne pas pouvoir faire valoir. De même, je me serais opposée à de nombreux candidats à des titres honorifiques dans ma propre institution, si Chicago n’avait l’heureuse habitude de ne pas accorder ce genre de titre à des politiciens. Mais on pourrait imaginer des universitaires s’opposant à Heidegger, par exemple, ou à Mircea Eliade, au nom de qui une chaire a été créée.
La tactique de la non-récompense peut aussi s’appliquer à des institutions universitaires. Il existe certains types institutionnels de financements, qui récompensent des programmes particulièrement méritants, et il a été rappelé, dans ce qu’on a écrit sur Israël, que dans certains cas de compétitions pour des bourses, on pourrait refuser de récompenser Israël, sans aller jusqu’au boycott.

5. L’aide aux victimes

En général, quand il a été fait du mal, il y a des gens qui souffrent. L’une des réactions pourrait être d’aider les victimes. Ainsi, de nombreux universitaires concernés par le génocide du Gujarat ont mis de côté leurs autres engagements pour aller aider les victimes à trouver un abri, témoigner, les aider à remplir des formulaires de plainte, etc. D’autres se sont occupés de défendre les universitaires menacés par les violences de la droite hindouiste, en faisant connaître leu situation et en protestant.

6. La vigilance au nom de la vérité

Souvent, les gens qui commettent des méfaits ont tendance à les taire dans leurs déclarations publiques, et il est extrêmement important que les universitaires combattent les déformations des faits et les demi-vérités. Ici encore, le cas de la droite hindouiste est instructif. Elle a sa propre conception de l’histoire antique et médiévale, vénérée mais assez fausse, d’après laquelle les hindouiste sont toujours pacifiques et les musulmans sont toujours les méchants. Et lorsqu’on a introduit dans les manuels scolaires indiens cette version de l’histoire, on a assisté à un déferlement d’études érudites démêlant exactement le vrai du faux. Après les élections de 2004, ces manuels ont été retirés, et le champ de bataille s’est déplacé aux Etats-Unis, où la diaspora hindouiste est très influencée par sa droite. L’histoire falsifiée a été introduite dans des manuels proposés aux élèves de Californie. Des universitaires américains ont consacré beaucoup de temps à combattre ce phénomène. Souvent, ils ont fait l’objet de menaces et de diffamation. (…) Au bout de 18 mois très difficiles, ils ont gagné, et la version falsifiée a été retirée.

Les boycotts

Nous nous retrouvons donc avec 5 possibilités hors boycott. Discutons maintenant des boycotts, qui sont des instruments très brutaux. Ils sont conçus pour cibler tous les membres d’une institution, aussi bien que l’institution elle-même. Ce qui implique que tous les membres de cette institution méritent d’être condamnés.

Mais avant d’aller plus loin, il nous faut distinguer deux formes différents de boycotts : l’économique et le symbolique. Les boycotts économiques peuvent avoir un élément symbolique, mais leur objectif premier est d’avoir un impact économique. Le boycott de Nestlé, entamé à la fin des années 70, était destiné à forcer Nestlé à changer sa politique de marketing de son lait en poudre pour bébés dans les pays en voie de développement, qui menaçait clairement la santé des nourrissons, car elle décourageait l’allaitement maternel. Le but était de s’en prendre aux bénéfices de cette société. Cette stratégie a été accompagnée d’une opposition publique organisée, mais le boycott a joué un grand rôle, car les organisateurs ont pensé que seul un impact économique pourrait obliger Nestlé à changer de politique. Ce boycott s’est révélé difficile à mettre en oeuvre, car Nestlé disposait d’un grand nombre de sous-marques, dont certaines fabriquées un peu partout. En essayant d’organiser ce boycott à Harvard, en 1980, j’ai découvert que la marque Del Monte, qui fabriquait la plupart des sauces et ketchups utilisés dans les cités universitaires de Harvard, était une sous-marque de Nestlé. Notre plan, qui consistait à leur faire boycotter le cacao et quelques autres produits Nestlé, laissait en fait de côté un grand nombre de produits Nestlé. Un boycott économique n’est jamais une proposition claire et nette sur le plan symbolique, et pourtant, il peut avoir un sérieux impact économique, comme celui que j’ai évoqué.

L’exemple le plus célèbre de boycott économique est celui de l’Afrique du Sud. Il est clair que, par ailleurs, il avait également un aspect symbolique fort, en particulier quand il a voulu décourager les investissements dans les actions d’universités. Mais le raisonnement qui l’a sous-tendu a été principalement économique, et c’est comme cela qu’il était censé poursuivre le but qu’il s’était fixé : provoquer un changement social en forçant les entreprises à changer de politique. A mon avis, ce boycott a été une réussite.

Le boycott purement symbolique est très différent. Ici, l’objectif n’est pas d’avoir des effets tangibles sur la vie des gens, bien que, évidemment, il puisse y en avoir. En réalité, l’objectif est de faire une déclaration publique sur une mauvaise action d’une institution quelconque, en encourageant les gens à éviter, non seulement cette institution, mais aussi tous ses membres, en espérant probablement que cela convaincra ces gens de la malignité de ce qui s’est passé : si suffisamment de gens rejoignent ce mouvement de boycott, d’autres verront que la communauté internationale a une certaine opinion, et ils seront ainsi encouragés à se poser des questions sur ce cas et à parvenir à leurs propres conclusions.

Il est difficile de percevoir ce qui peut être obtenu par un boycott symbolique et qui ne puisse pas l’être de manière plus efficace par l’une des alternatives, comme le blâme ou la protestation publique organisée. Le blâme est une déclaration claire qui dit exactement qui a fait du mal à qui. Il est en général décidé par un groupe, et il est donc très facile de voir qui soutient qui. Les boycotts n’ont jamais ce genre de clarté. Les raisons du boycott ne sont jamais claires, et de fait, tout individu peut se joindre au boycott pour différentes raisons. J’ai l’impression que dans le cas d’Israël, il ne serait pas facile de trouver un recensement unique des raisons du boycott qui ferait l’unanimité au sein des participants à ce boycott. La question de savoir qui le fait n’est pas claire non plus. Dans ce cas-là, il y a des journaux, des associations professionnelles, et des individus, tous formant une sorte de nébuleuse, sans rien de solide comme une résolution de blâme adoptée par un vote. La protestation publique organisée a elle aussi un avantage en terme de clarté, car chaque groupe concerné publie ses propres communiqués, signés de ses propres représentants. Ainsi, on sait à la fois qui parle et qui dit quoi.

Abordons maintenant le cas qui nous occupe, sans pour cela discuter des faits spécifiques le concernant. Pour les partisans du boycott, le gouvernement israélien a commis de graves méfaits. Toutefois, ce qu’ils proposent de faire n’est pas d’entreprendre une action directe contre le gouvernement ou ses membres (comme dans le cas du gouverneur Narendra Modi), mais plutôt de viser les institutions universitaires et les individus qui leur appartiennent. Le raisonnement est que, premièrement, il s’agit d’institutions publiques, et que deuxièmement, certaines d’entre elles sont elles-mêmes impliquées dans des actes contestables.

Je dirais que le premier argument est très faible. Le fait qu’une université publique reçoit des fonds publics n’entraîne aucune complicité avec les décisions de son gouvernement. Ainsi, les universités publiques américaines ou indiennes ne peuvent être tenues responsables des actes commis par les gouvernements américain et indien, actes que par ailleurs, la plupart des membres de ces institutions déplorent.

Le deuxième argument est d’un autre ordre. Si un groupe pense que certaines universités israéliennes ont violé les droits civiques d’étudiants arabes, ou sont impliquées dans d’autres actes répréhensibles, alors, il paraît juste de protester. Mais le blâme ou la protestation publique organisée sembleraient les moyens les plus appropriés pour atteindre ce but.

Je dois aborder un argument très alarmant, souvent fourni par certains partisans du boycott dans le contexte d’Israël. Pour eux, le méfait dont il est question est de ne pas avoir renvoyé des universitaires qui ont pris des positions politiques qui ne plaisent pas au groupe des boycotteurs. Ici, le principe de la liberté académique devient pertinent, de la plus urgente des façons. Il est certain que les institutions en question ont le devoir de protéger ces gens, à moins qu’ils se soient rendus coupables de quelque chose qui relève de l’incitation à la haine, ou d’autres formes de conduite criminelle. Nous savons tous ce qui s’est passé sous l’ère du maccarthysme, quand des universitaires ont été renvoyés pour avoir pris des positions politiques qu’un groupe dominant n’aimait pas. Pour avoir fait partie d’un groupe de « gauchistes » dont l’emploi a été critiqué dans un éditorial du Wall Street Journal (d’une manière telle que le président de mon université a considéré cette critique comme un appel maccarthyste en faveur de mon renvoi), je pense qu’une fois que ces principes sont violés, cela atteindra la plupart de ceux dont les positions ne plaisent pas aux groupes dominants : les féministes, les défenseurs des droits des homosexuels, et tout le reste. (…)

Considérons maintenant la force principale de ce boycott, à savoir le boycott des membres des institutions universitaires en tant qu’individus. Cela me paraît un choix particulièrement inefficace. Si l’on est contre la politique du gouvernement israélien, comment supposer une seconde qu’il pourrait être dissuadé par le fait d’imposer des interdictions de publication à de jeunes universitaires sans pouvoir? En principe, les boycotts sont censés être une arme du faible contre le puissant, et c’est comme cela que les boycotts économiques marchent : en montrant aux milieux d’affaires la force que peut avoir un nombre important de gens, faibles car isolés. Il est absurde de boycotter des universitaires, qui sont intrinsèquement parmi les membres qui ont le moins de pouvoir dans une société, et c’est également absurde sur le plan symbolique. Ce ne sont pas ces universitaires qui décident de la politique d’un pays (c’est le moins qu’on puisse dire), et la plupart d’entre eux n’ont pas la moindre chance de publier une tribune dans un journal à grand tirage. Nous en savons quelque chose aux Etats-Unis. En revanche, le boycott peut nuire gravement à leur carrière, en particulier pour les jeunes universitaires.

Pour défendre le boycott, il y a des gens qui disent que les universitaires israéliens n’ont pas condamné leur gouvernement autant qu’ils auraient dû le faire. Comme argument pour leur nuire, c’est à la fois invraisemblable et profondément répugnant sur le plan des valeurs universitaires fondamentales. En général, l’un des aspects du non-pouvoir est de ne pas être entendu dans les antichambres du pouvoir. J’aurais tendance à penser que (1) beaucoup d’universitaires israéliens ont effectivement des opinions critiques mais que ces opinions ne s’expriment pas dans les médias, et que (2) beaucoup sont dissuadés d’essayer d’écrire pour les journaux pour les mêmes raisons que peu d’Américains écrivent pour les journaux, à savoir parce qu’on n’y est quasiment jamais accepté. C’est donc une perte de temps. De plus, le fait d’être bon chimiste ou bon spécialiste de littérature classique n’implique pas forcément d’être un bon auteur de tribunes. (…)

De manière générale, je pense que nous ne pouvons débattre de cette question d’une manière qui soit respectable sur le plan philosophique que si nous nous nous mettons d’abord d’accord sur le principe de la responsabilité des universitaires à s’engager dans le débat public. Dans ce cas, nous pouvons alors au moins dire qui viole ce principe de responsabilité, d’une façon impartiale. Mais ce qui me dérange chez les partisans du boycott est que ce principe n’est pas là. Et ils ne s’expriment pas non plus sur les actions d’universitaires américains à l’égard de la politique étrangère américaine, ni sur celles d’universitaires indiens à l’égard des relations entre hindouistes et musulmans en Inde, ou d’universitaires sud-coréens et pakistanais contre les niveaux alarmants de violences faites aux femmes. Et pourtant, sans être munis de ces principes, qu’ils devraien être prêts à défendre et à appliquer de manière impartiale, ils souhaitent nuire aux universitaires israéliens.

Encore plus inquiétante est la suggestion de la part des partisans du boycott d’exempter du boycott ceux qui prendraient des positions que les partisans du boycott approuveraient. Incroyable naïveté, car cela suppose que tous les universitaires, jeunes ou vieux, quel que ce soit leur domaine, pourraient publier quelque chose dans la presse s’ils essayaient, hypothèse clairement erronée. Mais cela viole également le principe fondamental de la liberté académique, selon laquelle les positions politiques prises par les universitaires n’ont pas d’incidence sur leur emploi au sein de leur université. (…) Qu’un groupe dise que des journaux ou des conférences soient soumis au test du papier tournesol, c’est-à-dire qu’ils prennent une certaine position sur les actions du gouvernement israélien, est infiniment plus menaçant que s’il boycottait purement et simplement tous les universitaires israéliens.

Je vais évoquer un cas pour corroborer cela. Récemment, j’étais en Inde, à Jamia Milia Islamia, la seule université musulmane en Inde. Son président est un éminent historien, Mushirul Hassan. En 1986, quand la fatwa contre Salman Rushdie a été lancée et son livre « Les Versets Sataniques » interdit en Inde, Hassan a pris la défense de Rushdie, demandant que ce livre ne soit pas interdit et soulignant qu’il était nécessaire de protéger le principe du libre échange des idées dans une société démocratique. A l’époque, il était professeur d’histoire. Les étudiants de son université ont immédiatement annoncé le boycott, de lui et de ses cours, boycott largement suivi. Les étudiants ne s’en sont pas tenus là, et un groupe l’a agressé physiquement alors qu’il se rendait à son cours. Les charges qui ont résulté des graves blessures qu’il avait subies n’ont été abandonnées qu’en décembre 2006, soit 15 ans plus tard (en Inde, la justice est lente!), parce que Hassan lui-même avait décidé qu’il ne souhaitait pas détruire la carrière de ces jeunes gens qui, toute leur vie, se verraient refuser un poste de fonctionnaire. Hassan refusa obstinément de changer de position. Il refusa également de démissionner. Ainsi, pendant quatre ans, boycotté et interdit de cours, il resta chez lui et écrivit des livres. Après quatre ans, il recommença à se rendre à l’université,et les choses commencèrent à changer lentement. Après l’élection d’un gouvernement pluraliste aux élections de 2004, il fut nommé président de l’université qui l’avait boycotté. Aujourd’hui, quand il s’adresse à des groupes d’étudiants, ils se lèvent et l’applaudissent.

Si je mentionne cette histoire, c’est parce qu’elle montre que les boycotts contre des universitaires touchent profondément aux valeurs universitaires fondamentales, et que l’état actuel du monde universitaire en Inde peut se mesurer au fait qu’un tel boycott, dirigé contre un individu impopulaire, est devenue progressivement infaisable. Ce cas démontre aussi que le débat et la discussion sur les objectifs de l’université en tant que telle ont conduite les étudiants de Jamia Milia à affirmer haut et clair les principes de la liberté académique et de l’intégrité de la personne qui défend ce principe, et ce même si, aujourd’hui encore, la plupart d’entre eux ne sont pas d’accord avec lui sur Rushdie. Je pense que nous devons nous comporter comme la Jamia Milia d’aujourd’hui, et non comme celle qui a boycotté Hassan, en montrant du respect pour ceux dont les positions sont différentes des nôtres et même nous répugnent.

Les universitaires qui s’opposent fortement au gouvernement seraient bien avisés, il me semble, de penser à la tactique de la protestation publique organisée (non-violente et non perturbatrice), dirigée contre ce gouvernement et ses acteurs clés. Si une institution universitaire en Israël a commis des actes précis répréhensibles, alors, le blâme serait une tactique appropriée. Si un individu membre de cette institution universitaire a commis des actes répréhensibles, on doit alors les faire connaître et les critiquer, et on peut également s’opposer à une récompense donnée à cet individu, comme un titre honorifique. Toute action plus négative, comme le renvoi de cet individu, ne peut être envisagée que certains cas très précis, comme des actes criminels ou un harcèlement sexuel. Entre temps, tous ceux qui se sentent concernés devraient d’abord établir les faits pour le grand public, et traiter ces faits avec des arguments appropriés. Quant au boycott universitaire, c’est un mauvais choix stratégique, et certaines justifications qu’on lui donne sont carrément alarmantes. Les boycotts économiques sont valables, dans certains cas. Il me semble que les boycotts symboliques, eux, sont rarement valables par rapport aux autres alternatives disponibles que j’ai mentionnées, et dans ce cas précis, il ne me semble avoir que de très mauvais fondements.