Ha’aretz, 26 avril 2007
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Trad. : Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
Depuis deux jours, je suis devant mon ordinateur, sans arriver à sortir un mot. Je fais des crises de nerfs et les enfants se tiennent à distance, à cause de ce regard de fou que j’ai dans les yeux. Et pourquoi? A cause de cette saleté de chronique qui paraîtra à la suite d’articles sur comment choisir un bon steak ou comment faire un bon barbecue pour la fête de l’Indépendance. Ce que je vais gribouiller là changera-t-il quoi que soit pour quelqu’un? Et pourquoi cette incapacité à prendre les choses à la légère? Parce que je suis comme ça. Pas fait pour les plaisirs. Je passe toujours à côté. « Cela semble te venir facilement (l’article, ndt), – et quand j’entends ça, j’ai envie de me cogner la tête contre un mur – combien ça te prend, quoi? Une heure? »
En fait, non. Parfois, cela paraît une éternité, parfois au point que l’on me dit chez moi : « Tu fais un choix : ou moi, ou ta chronique. »
Cette semaine, rien ne s’est passé. J’ai le sentiment que, non seulement rien ne se passe dans ma vie, mais que rien ne se passe dans mon village. Ce qui est très bien : on pense généralement que le fait de trouver un village ennuyeux où rien ne se passe est une réussite. Et on paye 200$ de plus par mois pour avoir ça. Parce que, de toute façon, quelle bonne nouvelle peut-on avoir dans un village arabe?
Depuis quelques heures, les voisins astiquent leur nouvelle voiture. Leur petit garçon est assis à la place du conducteur et klaxonne. Il faut que je parte d’ici, que je me trouve un endroit où des choses se passent, où tout ce j’aurai à faire, c’est de regarder par la fenêtre, ou de mettre le pied dehors, pour que tout de suite, je rencontre un visage intéressant qui alimentera mon moulin à écriture. Un endroit où on peut s’asseoir, prendre un café, lire le journal et regarder les passants.
J’habite un désert. Ces deux derniers jours, j’ai fait le tour du village : le coiffeur, le boucher, le marchand de fruits et légumes, et rien ne s’est passé. Ils économisent leurs mots. Comme si tout le monde réfléchissait comme moi à la meilleure façon de s’enfuir.
Aucun bon écrivain ne peut émerger dans un pareil endroit. J’ai besoin d’une vraie ville, pas d’un village-jouet proche de la ville qui ressemble à une morne colonie illégale en Cisjordanie. Et, pour mettre un peu de sel sur la plaie, j’ai passé toute la semaine dernière à me promener à Istanbul avec Orhan Pamuk. Qu’est-ce qui fait qu’Istanbul est une ville sainte, contrairement à Jérusalem? Le fait qu’elle a des night-clubs et des putes. Comment écrire dans une ville qui n’a même pas une taverne?
« Je ne pourrais pas vivre en Suisse », diront certains imbéciles avec arrogance. « C’est ennuyeux, rien ne se passe – pas comme ici où il se passe quelque chose tous les jours. » Rappelez-moi quoi, exactement? Même la guerre semble pareille depuis cent ans. Si au moins, il n’y avait pas de guerre et s’il y avait des putes dans la ville sainte…
Vous savez quoi? C’est ça le sionisme, pour moi : penser que ce pays est intéressant, que Jérusalem est belle et Tel-Aviv pleine de vie. Bon, c’est vrai, à Tel-Aviv il y a au moins des putes, mais du genre sur lequel on ne peut rien écrire, parce qu’on ne peut échanger un seul mot avec elles, à moins d’avoir, il y a 20 ans, fait ses études de dentiste aux frais du Parti communiste [[Allusion à l’époque où le Parti communiste israélien envoyait ses militants (arabes pour la plupart) faire leurs études en URSS.]].
Ah, le téléphone sonne. il se passe quelque chose.
Allo
Allo, je suis bien chez l’écrivain journaliste?
Non.
Ce n’est pas le numéro de Sayed Kashua?
Si.
Pourrais-je lui parler, s’il vous plaît?
Lui-même.
Ah, c’est vous?
Oui.
Bonjour. Je voulais vous demander si je pouvais vous interviewer pour un programme spécial que nous sommes en train de préparer pour la fête de l’Indépendance.
Bien sûr. Quand?
Si vous avez quelques minutes, je serais ravi de vous poser déjà quelques questions.
J’ai tout le temps du monde.
OK, pour commencer, je voudrais vraiment savoir comment vous vous sentez le jour de la fête de l’Indépendance, en tant qu’Arabe et en tant que citoyen de ce pays.
Merdique.
Pourriez-vous, euh, développer un petit peu?
Ouais, bien sûr. La fête de l’Indépendance me fait sentir merdique, en tant qu’Arabe et en tant que citoyen de ce pays.
Je comprends, mais pourriez-vous, disons, expliquer pourquoi? Est-ce à cause du manque de sentiment d’appartenance? A cause des discriminations? Pouvez-vous…
Ca n’a rien à voir avec le sentiment d’appartenance. Quel rapport? Je me sens mal ici, sans aucun lien avec ça.
Et le jour de l’Indépendance, j’imagine, ajoute encore au sentiment de dépression que vous ressentez en tant que citoyen de ce pays.
Exact.
Pourriez-vous être plus précis?
Ouais, bien sûr. Le jour de l’Indépendance, je me sens mal et déprimé, et pour couronner le tout, les enfants ne sont pas à l’école.
Je ne comprends pas.
Je dis que ce qui me dérange le jour de l’Indépendance, c’est que je dois me taper les enfants toute la journée.
Et que dites-vous exactement à vos enfants ce jour-là? Que leur dites-vous un jour comme celui-là?
Je leur dis de se tirer vite fait dans le salon. Parfois, je les insulte.
Ahhhh… Une autre question que nous posons à tous ceux qui participent à ce programme. Si vous étiez premier ministre, quel changement feriez-vous dans ce pays?
J’investirais dans des putes.
Pardon?
Oui, c’est ça, vous avez bien compris. J’investirais dans des putes, aucun doute là-dessus.