The New York Times, 27 mars 2006
Trad. : Gérard Eizenberg (qui s’excuse auprès de l’auteur) pour La Paix Maintenant
Mon père a toujours voté pour des partis qui n’entrent jamais au Parlement. Une fois, il votera pour un économiste à grosses lunettes qui promet une révolution fiscale, une autre, pour une enseignante énervée à queue de cheval qui propose une révolution du système scolaire, une autre encore pour un restaurateur de Jaffa qui explique que seule une nouvelle approche de la gastronomie peut apporter la paix au Proche-Orient.
La seule chose que ces candidats aient en commun, c’est un désir sincère de tout changer. Cela, et la naïveté de croire qu’un pareil changement soit possible. Mon père, même à 78 ans, est assez naïf pour y croire, lui aussi. C’est l’une de ses plus belles qualités.
Aux dernières élections, mon frère, l’un des fondateurs du parti « Aleh Yarok » (« feuille verte »), pour la légalisation de la marijuana, demanda à mon père de voter pour lui. Mon père se retrouva coincé. D’un côté, ce n’est pas tous les jours que votre fils fonde un parti. De l’autre, mon père, qui a goûté les horreurs du fascisme pendant la deuxième guerre mondiale, prend son devoir de citoyen très au sérieux.
« Ecoute », dit-il à mon frère, « ce n’est pas que je n’aie pas confiance en toi, mais il y a tous ces gens sérieux qui prétendent que l’herbe est dangereuse, et en tant que personne qui ne l’a jamais essayée, je ne peux pas être certain qu’ils ont tort« .
Et ainsi, une semaine environ avant le jour de l’élection, mon frère et l’un des dirigeants du parti roulèrent un joint à mon père. « Que te dire, mon garçon? », me dit mon père ce soir-là au cours d’une conversation téléphonique relativement hallucinée. « C’est beaucoup moins bon que le Chivas, mais de là à l’interdire? ». Et c’est ainsi que mon père devint l’électeur le plus âgé du parti le plus cool de l’histoire électorale d’Israël. Et à la minute où il déclara qu’il voterait pour lui, je sus que le parti n’entrerait pas au Parlement.
Voilà pourquoi je suis vraiment surpris que mon père, partisan enthousiaste des loosers en tous genres, se propose de voter pour Kadima, le parti du Premier ministre par intérim Ehoud Olmert. Les sondages donnent Kadima super-favori. « C’est la campagne électorale la plus barbante de l’histoire d’Israël », m’explique-t-il, « et c’est moi, qui suis là depuis sa fondation, qui te le dis. Le soir des élections, je n’allumerai même pas la télé, bon, peut-être pour la météo, mais c’est tout. Ces élections, c’est un gros somnifère, c’est tout ».
Aux élections précédentes, il y avait toujours un peu de suspense, quelque chose qui faisait monter la tension. Que ce soit Menahem Begin qui échauffait les foules avec ses discours, ou le coup d’Ehoud Barak et de sa remarque super intelligente : « si j’étais né palestinien, j’aurais probablement rejoint un groupe terroriste ». Cette fois, rien. Ok, Olmert est un imbécile heureux. Mais un seul coup d’oeil à son visage suffit à me faire bâiller. Quarante ans que cet homme est en politique, et il n’a rien fait dont quiconque puisse se souvenir. « Ce n’est pas exactement une raison pour voter pour quelqu’un », dis-je, tentant de lancer le débat.
« Mais, bon sang, bien sûr que non! », répondit mon père. « Ecoute, on a eu plein de Rabin, et de Peres, et de Begin, des gens qui ont essayé de galvaniser tout le monde avec leur charisme et leur énergie. Aucun n’est jamais arrivé à nous apporter la paix. Je te le dis, ce dont cette région a besoin, c’est d’un Olmert, quelqu’un qui nous ennuiera, nous et les Palestiniens, à tel point que nous tomberons dans une sorte de stupeur. Une stupeur qui sera une sorte de coexistence. Une coexistence qui sera une sorte de paix. Oublie tous ces trucs genre « paix des braves » que Barak et Arafat ont essayé de nous vendre. Même un enfant sait que les courageux vont à la bataille, mais qu’ils ne font pas la paix. Ce dont la région a besoin, c’est d’une paix des fatigués, et Olmert est l’homme qui nous endormira tous ».
En revenant de chez mes parents, j’ai commencé à me dire que mon père avait peut-être raison. Et que ce n’était pas vraiment une bonne nouvelle. Si, après tous les espoirs et les désenchantements, après tous les accords et les intifadas, le mieux qu’un pays tout entier puisse souhaiter est un politicien si indéfinissable que les experts sont encore en train de discuter pour savoir s’il est de droite ou de gauche, et si nous voulons que le jour de l’élection soit un non-événement, alors, c’est que nous sommes vraiment très, très fatigués.