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Ha’aretz, 23 juin 2005
Trad. Gérard Eizenberg pour La Paix Maintenant
« C’est forcément un coup des services de sécurité du Shin Bet » : réaction répandue [dans la bande de Gaza] lorsque les médias israéliens rapportèrent qu’une jeune femme du camp de réfugiés de Jabalya avait été capturée lundi au point de passage d’Erez alors qu’elle portait sur son corps 10 kg d’explosifs, qu’elle comptait faire exploser dans un hôpital.
Et de fait, l’intention clairement immorale d’assassiner des malades, l’exploitation cynique d’une permission de sortie pour raisons médicales, la stupidité qu’il y avait à transporter des explosifs à un checkpoint où une épingle suffit à déclencher l’alarme, un bouton qui n’a pas fonctionné, tout cela peut faire penser à une mise en scène destinée à dénigrer ou à embarrasser les Palestiniens. Une mise en scène qui réussit à faire oublier ou à minimiser la répression israélienne ordinaire : par exemple, la mort d’un jeune garçon qui braconnait des oiseaux, ou l’arrestation de militants du village de Balin qui menaient une lutte populaire et sans armes contre la politique israélienne d’appropriation de terres palestiniennes.
Sans faire injure au talent du Shin Bet dans l’utilisation d’agents provocateurs, l’accuser pour cet incident, c’est tenter de faire oublier la gravité de l’acte, tentative qui se retrouve dans la façon dont la presse palestinienne a couvert l’événement. Dans les trois quotidiens, l’information a été publiée en première page, mais dans deux d’entre eux, ce n’était pas le titre principal. Les quotidiens n’ont envoyé aucun journaliste au domicile de la jeune femme, et personne n’a essayé d’obtenir de détails au-delà de ce qui était rapporté par les agences de presse et par le porte-parole de l’armée israélienne. Un quotidien a mentionné que le ministère palestinien de la santé n’avait pas confirmé que la jeune femme avait obtenu un laissez-passer israélien en coordination avec lui. Les médias électroniques, eux non plus, n’ont pas beaucoup traité de l’événement, au point qu’un habitant de Tel al-Zatar, le quartier d’où venait la kamikaze potentielle, n’avait pas entendu parler de l’affaire, alors que c’est un ancien militant politique, grand consommateur de médias.
De conversations avec des journalistes et des militants pour les droits de l’homme à Gaza, il apparaît que « la rue », ceux qui ont entendu parler de l’affaire, ont été horrifiés : l’intention de s’en prendre à des malades a clairement franchi une ligne jaune, disent les gens. Mais la tendance générale est de considérer qu’il s’agit d’une initiative isolée d’un groupe armé dissident, et d’encore un cas de jeune femme en état de désarroi personnel et social.
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Quoi qu’il en soit, le dégoût populaire instinctif devant l’immoralité de l’intention n’a pas trouvé d’expression ces deux derniers jours dans le débat public, alors qu’on aurait pu s’attendre à autre chose de la part de dirigeants politiques et de militants d’ONG, prompts en général (et avec raison) à réagir quand Israël est responsable de souffrances. Si pareil débat a eu lieu où que ce soit, par exemple au sein d’organisations pour les droits de l’homme, cela ne s’est pas reflété dans une prise de position publique, alors qu’il est clair qu’à partir d’aujourd’hui, Israël pourra d’autant mieux remettre en question le droit de patients palestiniens à se rendre en Israël pour être soignés.
Pour autant qu’on le sache, les porte-parole du Fatah ne se sont pas précipités non plus pour condamner publiquement cet acte, ou pour faire la distinction entre l’opposition à l’occupation et la planification d’un assassinat. Un journaliste palestinien, interrogé sur la raison pour laquelle les journalistes ne sont pas allés chercher davantage d’informations, a dit que la raison était la peur. Dans le chaos actuel, a-t-il dit, il n’existe aucune garantie qu’aucun mal ne sera fait à un journaliste qui exposerait au grand jour l’anti-patriotisme d’un groupe armé, ou à une organisation palestinienne qui publierait une condamnation directe d’un acte immoral et stupide.
Peut-être s’agit-il aussi d’une certaine hésitation à affronter ouvertement un phénomène bien connu, celui de femmes dont la valeur sur le « marché du mariage » et dans la société baisse à cause d’un défaut physique, et qu’il devient facile d’inciter à prendre part à une scène pathétique du type de celle que cette jeune femme a effectuée face à des journalistes israéliens. Et, peut-être, une enquête plus vigoureuse sur les commanditaires de la jeune femme révélerait-elle que « la résistance » est devenue, plus d’une fois, une source de revenus pathétique et provisoire, et que de cela non plus, il n’est pas très agréable de parler en public.
Un prisonnier de longue date, appartenant à l’OLP, emprisonné avant la période d’Oslo, a confié cette semaine que lui et ses amis avaient été choqués d’entendre de la bouche de leurs nouveaux compagnons de cellule, qui les avaient rejoints depuis quatre ou cinq ans, que commanditaires et commandités d’actions armées agissaient, durant ces années, sur la base de récompenses financières (ou de promesses de récompenses), et ce quel que soit le « succès » de l’opération.
Et peut-être s’agit-il d’une sanctification automatique du désir de mourir? La jeune femme a été capturée alors qu’elle comptait mourir « pour la patrie », comme elle l’a déclaré. Et personne ne demande publiquement en quoi sa mort aidera ou non la patrie. On regarde ses mains brûlées, et on se tait.