Isaac Herzog revient sur la conférence donnée peu avant sa mort puis publiée sous forme de livre, Amos Oz résume sa vision du monde et explique pourquoi il demeure optimiste.

Traduction : Bernard Bohbot pour LPM

Photo : © Ilan Assayag

https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-the-last-prophecy-of-amos-oz-zionism-violence-and-the-future-of-jews-1.7408789

Auteur : Isaac Herzog, Ha’aretz, 25 juin 2019


‘’Haïssez le mal et aimez le bien, Faites régner à la porte la justice’’ (Amos 5:15)

D’Amos à Amos, aucun n’était comme Amos. Amos Oz était un géant littéraire et, comme l’a décrit le professeur Dan Laor, « un guide pour les générations », de même niveau que Haim Nahman Bialik et Natan Alterman, qui non seulement ont écrit mais ont aussi marqué des points à l’oral. Je suppose qu’en raison de sa modestie, Oz ne se considérait pas comme un prophète, mais pour moi, il a été prophète pour des générations.

Il y a environ un an, le 3 juin 2018, Oz a donné sa dernière conférence depuis l’estrade du Cymbalista Jewish Heritage Center de l’Université de Tel Aviv. Il est décédé le 28 décembre 2018 et, après coup, nous savons que cette conférence – qu’il a donnée sans interruption pendant 50 minutes, par cœur et sans aucune note – était une sorte de testament.

Dans une interview à la radio publique de Kan, le littéraire Laor, directeur du centre Cymbalista, qui avait invité Oz à parler, se souvint plus tard qu’avant que ce dernier ne monte sur l’estrade, Laor lui a demandé avec tact s’il avait un discours écrit et préparé. Oz répondit qu’il déciderait ce qu’il allait dire lorsqu’il devrait parler. Cependant, il semble que la conférence apparemment improvisée avait mûri en lui et résume sa vision du monde politique et sa conception du monde. Fania Oz-Sulzberger et Daniel Oz, ont fait ce qu’il fallait quand ils l’ont fait publier dans son intégralité, dans une belle édition sous-titrée « La dernière conférence » (il n’y a pas encore de traduction anglaise disponible).

Tout au long de la conférence, Oz fait allusion à la possibilité de sa mort imminente, commentant avec un humour en coin que « Seule la mort est irréversible, et je le vérifierai bientôt« . Bien qu’il ait refusé de décrire ses paroles comme une dernière volonté en soi, affirmant qu’il « n’aime pas ce terme » – il a décrit « Chers zélotes« , livret d’essais publiés de son vivant (2017), comme quelque chose qu’il laissait derrière lui « dans le domaine politique, culturel, historique et sioniste« .

Les paroles d’Oz touchaient à plusieurs motifs centraux, et entre les lignes, on peut trouver des choses similaires à ce qu’il a écrit et dit au fil des ans, concernant le désaccord entre les sentiments nationalistes juifs et israéliens hautement émotionnels d’une part, et d’autre part l’universalisme rationaliste et une approche humaniste du conflit israélo-arabe.

Le point de départ d’Oz est qu’aujourd’hui, comme par le passé, le peuple juif n’a nulle part où aller, sauf en Terre d’Israël, parce que nous n’étions désirés nulle part ailleurs. Sa déclaration selon laquelle « les Juifs n’avaient nulle part où aller » est fondée sur de nombreux exemples, dont certains sont également connus d’après l’histoire de sa famille telle qu’il l’a racontée dans « A Tale of Love and Darkness » (Une Histoire d’amour et de ténèbres).

A côté de ces exemples, il décrit la persécution et les abus subis par les Juifs dans les pays islamiques, mettant l’accent sur une dimension extrêmement importante qui n’a pas été suffisamment abordée et fait cruellement défaut dans le récit juif et sioniste (cet aspect particulier a été décrit récemment d’une manière fascinante dans le recueil de textes intitulé « La fin du judaïsme dans les pays musulmans » qui est paru l’an dernier en hébreu, sous la direction du professeur Shmuel Trigano, enseignant à l’université Paris, la sociologie du religieux et du politique.)

On pourrait reprocher à Oz d’avoir omis de mentionner dans sa conférence le rêve de retourner dans l’ancienne patrie, mais il est clair qu’il tire ses vues de la conception classique du sionisme de Theodor Herzl.

Un grand bâton

Partant du principe fondamental mentionné plus haut, Oz progresse (bien que dans un ordre différent, lors de la conférence elle-même) vers l’une de ses affirmations moins familières : à savoir que pour sauvegarder notre refuge et notre foyer national, l’usage de la force est juste et justifié. Sur cette question, il se heurte en fait à des parties de son camp, y compris de nombreux fans libéraux à l’étranger. « Je ne suis pas pacifiste« , ajoute-t-il : « Contrairement à mes collègues d’Europe et d’Amérique du Nord, qui adhèrent à mes idées souvent pour de mauvaises raisons, je n’ai jamais pensé que la violence était le mal suprême dans le monde. »

Sa conclusion sur cette question est claire : « Si l’État d’Israël n’existait pas, si le peuple juif ne possédait enfin un  grand et puissant bâton, nul d’entre nous ne serait ici. Soit nous serions morts dans le sol, soit nous serions de toute façon empêchés par la force d’être ici. Nous sommes ici parce qu’il y a un gros bâton. »

Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec lui. Le concept de la « villa dans la jungle » est toujours d’actualité – et en particulier dans le moment présent.

A partir de là, Oz en conclut par conséquent que le mal suprême ne découle pas de l’exercice de la force en soi, mais plutôt de l’utilisation de l’agressivité au moyen d’une belligérance superflue – un phénomène qu’il faut selon lui arrêter à tout prix. Il poursuit en disant que nous devons donc agir pour guérir les blessures des deux nations – Israéliens et Palestiniens – en utilisant le langage qui panse les blessures, en comprenant la douleur de l’Autre.

Ce ne sont pas les mots « J’ai honte de tout« , mais plutôt ces mots simples : « Ça te fait mal, je le sais, ça me fait mal aussi. Cherchons quelque chose [ensemble]. »

Je dirai ici à mon grand regret que, depuis le grand discours prononcé par Yitzhak Rabin lors de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix en 1994, aucune déclaration aussi importante ne s’est exprimée dans le discours public israélien avec autant de force – de même que nous n’avons jamais entendu, à notre grand regret, les dirigeants nationaux palestiniens en faire autant. C’est peut-être ce qui explique pourquoi nous en sommes là, contrairement  à la résolution des conflits irlandais ou sud-africain.

Oz poursuit, avec ses capacités rhétoriques inimitables, jusqu’à sa principale conclusion : « S’il n’y a pas deux États ici et très bientôt, il n’y en aura qu’un ici. S’il n’y a qu’un État ici, ce ne sera pas un État binational… Ce sera un État arabe, de la mer au Jourdain. »

Comme nous le savons, Oz prophétise dans cet esprit depuis des années. Dans le cadre de la philosophie qu’il expose dans ses conférences, il traite avec perspicacité les explications qui contredisent cette affirmation – et il les réfute. Il explique en connaissance de cause pourquoi un État binational n’a aucune chance (un État que l’auteur de ces lignes a appelé par le passé par un nom qui reflète son danger inhérent : « Israstine »), et dit qu’au lieu de cela, il finira par y avoir un État arabe, dans lequel les Juifs seront une minorité et leur rêve de foyer national disparaîtra.

Oz en conclut que les Palestiniens doivent renoncer à leur rêve de retourner dans leurs villages et leurs maisons au sein d’Israël, et qu’ils n’ont aucune chance de réaliser leur aspiration nationale du « droit au retour ». Mais, d’un autre côté, il met en garde contre la vision de la droite messianique du Grand Israël, qu’il estime non seulement irréalisable, mais qui ne reflète pas non plus la volonté du peuple. Il décrit la situation dans laquelle nous, les Israéliens, menons ce qu’il décrit comme « deux guerres » – l’une juste et l’autre injuste.

Il répète la métaphore de l’immeuble d’appartements dont il a parlé aux dirigeants mondiaux lors des funérailles de son ami proche, le président Shimon Peres. « Le peuple juif de l’Etat d’Israël mène une guerre suprêmement juste, qui est l’idée sioniste : être un peuple libre dans notre pays. Ne pas avoir de maîtres. Ne pas être une minorité. Ne pas être persécuté. Ne pas faire l’objet de discrimination. Mais en même temps, nous faisons la guerre parce que nous voulons deux autres pièces dans l’immeuble, aux dépens de notre voisin. »

Si vous me permettez de donner quelques conseils au président américain Donald Trump : vous avez là une occasion idéale pour faire un discours présentant votre projet de plan de paix, dans lequel, je l’espère, le principe des deux États sera le motif central. Dans tout calcul correct des intérêts, c’est encore la seule formule qui puisse préserver Israël en tant qu’État juif et démocratique.

Retour dans le temps

Si quelque chose qui était remarquable par son absence dans la dernière conférence d’Oz, c’est la référence aux questions de sécurité qui doivent faire partie de tout arrangement futur entre les deux États. Quand j’ai interrogé Oz à ce sujet lors d’une réunion chez moi, à Tel Aviv en 2014, j’ai découvert qu’il voulait en laisser la réponse aux spécialistes. Pour ma part, j’ai continué à l’interroger et j’ai essayé de clarifier le dilemme entre le souhaitable et le possible.

Je me présentais à l’époque pour le poste de Premier ministre du pays, avant les élections de 2015, et je lui ai dit que je souhaitais aller à Ramallah parler devant la jeune génération de Palestiniens afin de leur offrir un espoir partagé. Mais, dans le même souffle, j’ai dit que je serais obligé d’insister également sur les besoins d’Israël en matière de sécurité, condition sans laquelle il n’y a aucun espoir d’arrangement futur.

Dans sa « prophétie » de la conférence de l’année dernière, Oz met en garde les deux nations en ce qui concerne l’idée des deux États à cause de ce qu’il appelle la maladie de la « Reconstructite » – qui consiste en d’autres termes, à remonter dans le temps comme un patient qui se rétablit mais ne cesse de se plaindre de sa maladie. Oz dit que les Palestiniens en sont affligés d’une manière qui paralyse leur perception diplomatique et politique, et exprime sa crainte que les Israéliens ne se dirigent vers une situation similaire.

Il met en garde contre le rêve de reconstruire le Temple, qui s’enracine au sein de l’extrême droite et menace de dominer le cœur de l’entreprise sioniste, position qui lui a fait dire : « Non seulement c’est un mal de tête, mais c’est aussi absurde. » D’après lui, toute conception qui vise à un retour dans le passé n’est ni raisonnable ni possible.

En même temps, selon Oz, il est tout à fait permis d’avoir le mal du pays. Dans sa belle et sensuelle écriture, il compare même la nostalgie politique et publique du passé avec le désir et les fantasmes qui entourent l’amour des jeunes : dans les deux cas, nous devons comprendre rationnellement que le désir nostalgique ne peut jamais se réaliser. Malheureusement, j’ai souvent siégé à la Knesset et entendu des discours prononcés par d’importants dirigeants de tous les horizons politiques qui sont incapables de comprendre que la vie continue – et ne revient pas sur ses pas.

Lettres de feu

Oz conclut son exposé par une déclaration optimiste, fondée sur l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle. Il dit qu’au fond, le peuple juif comprend parfaitement la nécessité de se séparer de ses voisins, pour son propre bien et pour assurer l’avenir. Par conséquent, les Juifs sont convaincus qu’un chef se lèvera qui les aidera à traverser le désert et les conduira vers la Terre promise divisée. Dans le langage instructif d’Oz, c’est aussi clair que des « lettres de feu noir sur feu blanc » qu’un jour un tel leader émergera – quelqu’un comme Truman ou de Gaulle, qui fera ce qu’il faut faire.

Notre prophète contemporain Amos a prononcé les mots suivants à ce sujet – des mots qui englobent toute sa vision du monde. « Tout comme [le Premier ministre Menachem] Begin commençait à s’étonner lui-même, pensez à cette ironie de l’histoire : en 1967, Levi ben Dvora Eshkol du kibboutz Degania, un adepte du philosophe tolstoïen sioniste travailliste A.D. Gordon, quasiment pacifiste, végétarien et homme de paix, s’est retrouvé au pouvoir du plus grand royaume hébreu depuis les jours du roi David et du roi Salomon.

Dix ans plus tard, dix ans plus tard exactement, le leader du mouvement sioniste de droite Betar en Pologne, Menachem Begin, disciple du leader révisionniste Zeev Jabotinsky, a pris la relève et a démantelé cet empire au nom de la paix. Alors ne dites pas « irréversible »… Rien n’est irréversible. C’est une question de leadership. Il s’agit de dire aux gens ce qu’ils savent déjà au fond de leur cœur. »

En effet, combien cela est vrai. Le nœud gordien sanglant qui nous lie à nos voisins palestiniens depuis des générations pourrait être coupé par un dirigeant courageux, prêt à payer le prix fort pour la paix afin d’empêcher des générations de bains de sang. J’ai souvent vu de près à quel point c’est difficile et à quel point cela tourmente les dirigeants confrontés à une telle décision. Et j’ai vu qu’au nom d’une percée diplomatique potentielle, je risquais de mettre en danger mon avenir politique, comme ce fut d’ailleurs le cas.

Oz a raison : il est tout à fait possible que de tels leaders se lèvent et nous mènent vers cet horizon.

Et en conclusion, le prophète Amos, celui de la Bible, termine aussi ses prophéties sur une note optimiste. « Les jours viennent« , dit-il et, en termes forts, il prédit le « retour de mon peuple Israël« . Il a prophétisé – et il a eu raison.

Le regretté Amos Oz, à la fin de son dernier testament qui fait office d’adieu, a prophétisé qu’émergera un leadership qui apportera la paix et garantira le retour d’Israël pour toujours. Nous ne pouvons qu’espérer qu’il avait raison.