L’année 2024 qui démarre sera celle de l’élection présidentielle américaine. Elle verra s’opposer, sauf surprise majeure, Trump et Biden, pour la revanche de l’élection de 2020. Pourtant, la majorité des Américains ne souhaitait pas une redite de cet affrontement. Celui-ci est donc moins le fruit de la vox populi que celui des circonstances et du poids des partis et des institutions aux États-Unis.


Auteur : Sébastien Lévi, correspondant des Cahiers Bernard Lazare

Mis en ligne le 19 février2024


Un duel que (presque) personne ne souhaite

Les sondages sont implacables : entre 70 et 80% des Américains ne souhaitent pas du duel Trump-Biden en 2024. Ce refus porte sur l’âge des protagonistes, la haine envers Biden de certains Républicains, celle envers Trump pour la majorité des Démocrates, et pourtant cet affrontement est quasiment inéluctable, et ce depuis l’élection de Biden.

Au-delà d’un rejet « classique » de ce duel pour des raisons partisanes, il existe aussi un rejet au sein de chaque camp. Ainsi, 50% des Démocrates ne veulent pas de Biden et 33% des Républicains auraient préféré un autre candidat. Pourtant, alors que démarre véritablement l’élection, cet affrontement est pourtant inévitable et il devrait bien avoir lieu en novembre. Cette redite est très rare dans la politique américaine (il faut remonter aux années 50, et avant cela au 19eme siècle pour qu’une telle reconfiguration se produise), car dans le cas présent, la prime au sortant favorise non seulement le président sortant Biden, mais aussi son adversaire, lui aussi président « presque sortant ».

Une prime au sortant qui favorise Biden… et Trump

L’explication principale qui explique que le duel annonce soit Trump-Biden est que, à bien des égards, Trump et Biden sont deux sortants qui jouent une réélection et non un président sortant contre un challenger. La tradition veut que tout président sortant qui se représente (ce qui est le cas dans l’immense majorité des cas) soit de facto systématiquement le candidat naturel de son camp. Il peut bien affronter un autre membre de son camp, mais celui-ci n’a quasiment jamais une chance de l’emporter. On peut ainsi citer Pat Buchanan en 1992 contre George H W Bush ou Ted Kennedy contre Jimmy Carter en 1980. Dans les deux cas, cette candidature dans les primaires devait affaiblir Bush et Carter (battus dans l’élection générale) mais ils ne devaient jamais mettre en péril leur statut de candidat de leur camp. Malgré les doutes bien réels exprimés par les Démocrates sur Biden, celui-ci est le candidat putatif de son camp et il sera leur champion, malgré la candidature d’un Congressman du Minnesota, Dean Philips, candidature de témoignage qui lui permet d’augmenter sa notoriété.

Dans le même temps, du côté républicain, une véritable primaire a été organisée mais là aussi une véritable prime au sortant s’est manifestée, et jamais un challenger n’est vraiment parvenu à pouvoir prétendre supplanter Trump. Certes, le gouverneur de Floride De Santis a pu un temps incarner une alternative, mais Trump a toujours su garder une longueur d’avance, bénéficiant du statut de sortant, et de candidat « naturel ». Cela a été notamment possible grâce au « grand mensonge », le « Big Lie » qui a consisté à ne jamais être un ancien président battu, mais un martyr injustement écarté du pouvoir.

Le Big Lie, matrice de la résilience de Trump

La norme aux États-Unis est qu’un candidat battu (sauf exception comme Nixon) n’a pas droit à une seconde chance, et qu’il quitte la politique nationale. Les exemples sont foison comme Mike Dukakis, George H Bush ou Al Gore. Au-delà de sa présidence chaotique, la défaite de Trump aurait dû signifier sa sortie du paysage politique, et ce d’autant plus que sa présidence s’est terminée par la disgrâce du 6 janvier et par un second impeachment à la suite de cette insurrection.

Il n’en a rien été car au-delà de sa popularité jamais démentie et de la relation spéciale avec ses soutiens, Trump n’a jamais admis sa défaite, entretenant le mensonge de la fraude, ce « Big lie ». A bien des égards, pour ses supporters, Trump est le véritable président et Biden un imposteur. Il s’agit donc moins d’une élection que d’une restauration, et de vengeance pour Trump.

On touche là à un point central de la force électorale et politique de Trump, qu’il a lui-même exprimé, en parlant de sa candidature comme celle de la « vengeance ». Comme souvent, en prétendant parler au nom de et pour les autres, il parle de lui et cette élection est celle de la réparation du tort dont il estime avoir été victime. Ce récit de la « non défaite » est avant tout narcissique, mais il a donc un aspect politique très puissant, qui a permis à Trump de ne jamais apparaître comme un perdant et un homme du passé, mais un homme injustement écarté du pouvoir et légitime à y retourner. Face à la puissance de ce « Big Lie », aucun candidat républicain n’était de taille à lutter contre ce récit et cette popularité constante de Trump, jamais démentie depuis sa défaite en 2020.

Une popularité jamais démentie de Trump auprès des Républicains

Contrairement à ce que beaucoup pensaient à la suite de l’insurrection du 6 janvier et du rôle joué par Trump illustré par la procédure d’impeachment, Trump n’est jamais sorti du paysage, et il a toujours exprimé le souhait de revenir au pouvoir. Cette possibilité était rendue possible par une popularité qui ne s’est jamais démentie, même au lendemain du 6 janvier. Dès lors que Trump a su garder le soutien de 60 à 70% des électeurs républicains, il était le candidat putatif du Parti Républicain pour 2024 et il n’a jamais cessé de l’être. Cette popularité jamais démentie a par ailleurs empêché les autres candidats potentiels de s’opposer à lui pour le discréditer.

En fait, le GOP* n’a jamais pu tourner la page, et Trump en est resté la figure dominante, voire écrasante des Républicains depuis 2020. Les autres candidats qui auraient dû affronter Trump ne l’ont pas fait par couardise, pour ne pas se mettre à dos ses électeurs et ainsi préserver leurs chances dans un parti post-Trump en 2028… ou plus tard. La popularité de Trump est autant une cause qu’une conséquence de l’incapacité et du manque de volonté de la part des leaders du GOP de tourner la page de Trump. En fait, le GOP a été vampirisé par Trump, tant sur le plan personnel que sur le plan programmatique, et il est ainsi le Trump party, plus que le Parti républicain. Les élus de ce parti en ont pris acte.

Cette domination par Trump et la transformation du parti en parti trumpiste n’a pas été sans servir aussi les Démocrates, qui ont pu l’utiliser comme un épouvantail alors que Biden était impopulaire. Ainsi, les élections de 2022 n’ont pas été le triomphe absolu souhaité et attendu par le GOP, notamment à cause de l’implication massive de Trump dans la campagne. On en arrive ainsi à un paradoxe de voir ces deux ennemis jurés liés de circonstance dont la présence dans le camp adverse favorise sa propre légitimité.

Trump et Biden, alliés de circonstance

Joe Biden a été choisi par les Démocrates en 2020 car il apparaissait comme le meilleur candidat pour battre Trump. Expérimenté, rassurant, centriste, il pouvait convaincre des électeurs indépendants voire des républicains modérés horrifiés par Trump de voter pour lui. La reconnaissance envers Biden d’avoir battu Trump, l’impression qu’il demeure le meilleur rempart pour le battre une nouvelle fois sont, au-delà de la coutume évoquée plus haut, une explication majeure de la domination de Biden sur son camp.

De l’autre côté, l’impopularité persistante de Biden, son âge, ont permis à Trump de désarmer deux objections (prudentes) à sa candidature, sur son âge et sur sa capacité à gagner l’élection présidentielle. Trump a 77 ans et en aura 78 ans au moment de l’élection de 2024. Il a des moments d’absence et de confusion qui seraient exploités si son adversaire n’était encore plus âgé et  moins fringant, physiquement, que lui. Mais c’est surtout l’impopularité de Biden qui est le meilleur bouclier de Trump.

Dans les face-à-face Trump-Biden, Trump est certes moins compétitif que d’autres Républicains comme Nikki Haley mais il paraît en mesure de l’emporter. Il est possible que Trump eût été plus en difficulté face à d’autres candidats démocrates, et dans ce cas son éligibilité aurait été perçue comme un argument majeur, mais ce n’est pas le cas. Trump et Biden ont donc besoin l’un de l’autre et cette alliance de circonstance a poussé à la recherche d’une alternative politique, au-delà des partis traditionnels incapables de tourner la page.

Le mythe du troisième homme

A chaque élection resurgit la possibilité ou le souhait d’une candidature indépendante, en dehors des deux grands partis. La nature du système électoral, le poids écrasant des partis rendent cette option illusoire, car au contraire du système français à deux tours, le système américain est à un seul tour, et le candidat gagnant dans un État remporte tous les « grands électeurs » de l’État. Ainsi, si un candidat ne peut pas s’imposer, il peut en revanche faire perdre un candidat majeur. Deux exemples majeurs : en 2000, Raph Nader, candidat progressiste, a remporté plus qu’assez de voix pour empêcher Al Gore de l’emporter contre George W Bush, dans l’élection présidentielle la plus serrée de l’histoire politique américaine. En 2016, les candidatures de Gary Johnson et Jill Stein ont détourné de nombreux électeurs de Hillary Clinton et permis la victoire à Trump.

Trump ayant une base très solide, son plancher et son plafond sont relativement stables, donc les candidatures annexes peuvent plus mordre sur ses opposants que sur la sienne. Dans le contexte d’un duel non souhaité, le mythe du troisième homme revient en force, cette année encore plus que d’habitude avec un « parti » appelé « No labels » (sans étiquette) désireux de présenter un ticket présidentiel avec un président d’un parti et un vice-président de l’autre côté. Le profil des candidats est « centriste », afin de lutter contre les candidats des deux partis poussés aux extrêmes. Ce parti estime que l’année 2024 pourrait être celui qui verrait la victoire d’un candidat 3rd party en raison du désaveu, voire du rejet des deux principaux candidats, mais il est plutôt probable qu’une telle candidature affaiblisse surtout Biden, en détournant du vote Biden des électeurs horrifiés par Trump mais réticents à voter pour un Démocrate. Pour ces électeurs, le « No labels » leur offre une échappatoire à un choix binaire dont ils ne veulent pas, et leur permet de rejeter Trump sans soutenir Biden.

Le débat actuel sur le « No label » montre à quel point est important le rejet envers Trump et Biden, et annonce à quel point la campagne à venir entre les deux principaux candidats sera non pas une campagne projet contre projet, mais bien une bataille négative pour apparaitre non pas comme le meilleur choix, mais un moindre mal par rapport à un adversaire honni et dangereux.

Une élection négative et indécise

Plus que jamais peut-être, le fait que cette élection soit un duel par défaut risque de pousser le degré d’agressivité à un niveau jamais atteint. Trump voudra faire oublier ses turpitudes par celles supposées de son rival, voulant ainsi « neutraliser » les accusations à son encontre. De son côté, Biden souhaitera compenser son impopularité par les casseroles judiciaires de Trump et le danger qu’il représente pour les États-Unis. Trump mettra en avant non seulement les turpitudes du fils Biden mais il concentrera ses attaques sur les aspects culturels qui divisent le pays : le phénomène woke, les droits des transgenres, l’immigration et la nature bilingue ou non du pays, ainsi que sur la criminalité qui serait créée par une immigration incontrôlée.

De l’autre côté, Biden devrait concentrer son message sur la menace que Trump a fait et fera courir aux États-Unis en cas de réélection, et aussi à la stabilité du monde démocratique en général. Il a certes un bilan économique flatteur (chômage à un plus bas historique, croissance, hausse des salaires) mais le récit dominant, façonné par les media conservateurs, a rendu les Démocrates difficilement audibles sur le plan économique.

Il y aura peu ou pas de grands projets et de grandes idées pour permettre aux États-Unis de résoudre les grands problèmes auxquels ils sont confrontés, comme l’accès à la santé ou à l’éducation, la lutte contre le réchauffement climatique ou la violence par arme à feu (1). Dans un cercle vicieux et une prophétie autoréalisatrice, cette absence de projets va encore accentuer la défiance envers la politique et envers les institutions démocratiques.

On voit donc à quel point le phénomène Trump est un poison lent qui affaiblit la démocratie américaine, au point de finir potentiellement par la détruire dès le 20 janvier 2025, avec l’entrée en fonction, pour un deuxième mandat en roue libre, de Donald Trump comme 47ème président des États-Unis…

(1) Cette élection présidentielle portera avant tout sur les thèmes de politique intérieure, comme toutes celles qui l’ont précédée. Pourtant, un thème de politique étrangère, le conflit israélo-palestinien pourrait bien y jouer un rôle de premier plan. https://fr.jcall.eu/actualites/articles/pourquoi-israel-devrait-etre-un-enjeu-majeur-de-lelection-presidentielle-americaine-en-2024

 

*Abréviation de Grand Old Party pour Le Parti Républicain