Les juges israéliens ont longtemps estimé que le contrôle d’Israël sur le territoire était une occupation militaire temporaire et qu’il était conforme au droit international. Un discours enregistré, donné récemment par un ministre influent, suggère que le gouvernement tente de changer cela. Les journalistes ont examiné l’enregistrement d’un récent discours prononcé par Bezalel Smotrich, un ministre israélien d’extrême droite qui mène la campagne visant à consolider le contrôle israélien de la Cisjordanie occupée.


Auteurs : Natan Odenheimer (journaliste au New York Times, prix Pulitzer 2024), Ronen Bergman et Patrick Kingsley, chef du bureau du Times à Jérusalem, chargé de la couverture d’Israël, de Gaza et de la Cisjordanie

Traducteur : Bernard Bohbot pour LPM

https://www.nytimes.com/2024/06/21/world/middleeast/israel-west-bank-netanyahu-bezalel-smotrich.html?unlocked_article_code=1.1U0.mSe_.wCNAEHX4kRmj&smid=url-share

Photo : Soldat israélien à un poste de garde en Cisjordanie, en décembre 2023. © Avishag Shaar-Yashuv pour le New York Times

Mis en ligne le 12 juillet 2024


Un membre influent de la coalition du premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré aux colons de la Cisjordanie occupée que le gouvernement s’était engagé dans un effort discret  visant à changer de manière irréversible la façon dont le territoire est gouverné, afin de renforcer le contrôle d’Israël sur celui-ci sans être accusé de l’annexer formellement. Dans un enregistrement du discours, on peut entendre le ministre, Bezalel Smotrich, suggérer lors d’un événement privé au début du mois que l’objectif était d’empêcher la Cisjordanie de faire partie d’un État palestinien.

« Je vous le dis, c’est mégadramatique », a déclaré M. Smotrich aux colons. « De tels changements modifient l’ADN d’un système. » Si l’opposition de M. Smotrich à la cession du  contrôle de la Cisjordanie n’est un secret pour personne, la position officielle du gouvernement israélien est que le statut de la Cisjordanie reste ouvert aux négociations entre les dirigeants israéliens et palestiniens. La Cour suprême d’Israël a statué que la domination israélienne du territoire équivalait à une occupation militaire temporaire supervisée par les généraux de l’armée, et non à une annexion civile permanente administrée par des fonctionnaires israéliens. Le discours prononcé le 9 juin par M. Smotrich lors d’un rassemblement en Cisjordanie pourrait rendre cette position plus difficile à maintenir. Il y a décrit un programme soigneusement orchestré pour retirer des mains de l’armée israélienne l’autorité sur la Cisjordanie et la confier à des civils travaillant pour M. Smotrich au sein du ministère de la Défense. Certaines parties du plan ont déjà été introduites progressivement au cours des 18 derniers mois, et certaines autorités ont déjà été transférées à des civils. « Nous avons créé un système civil distinct », a déclaré M. Smotrich. Pour détourner l’attention de la  communauté internationale, le gouvernement a permis au ministère de la Défense de rester impliqué dans le processus, de sorte qu’il semble que l’armée soit toujours au cœur de la gouvernance de la Cisjordanie.

« Ce sera plus facile à avaler dans le contexte international et juridique », a déclaré M. Smotrich. « Ainsi, ils ne diront pas que nous sommes en train d’annexer la Cisjordanie. Les journalistes du New York Times ont écouté un enregistrement du discours d’environ une demi-heure fourni par l’un des participants, un chercheur de Peace Now, un groupe qui fait campagne contre l’occupation. Un porte-parole de M. Smotrich, Eytan Fold, a confirmé qu’il avait prononcé le discours et a déclaré que l’événement n’était pas secret. M. Smotrich, un élu d’extrême droite, a déclaré que M. Netanyahou était au courant des détails du plan, dont une grande partie était prévue dans un accord de coalition entre leurs partis qui permet au premier ministre de rester au pouvoir. M. Netanyahou est  « pleinement avec nous », a déclaré M. Smotrich dans son discours. Si le gouvernement s’effondre, une future coalition  pourrait annuler les changements, mais les mesures prises par les gouvernements en Cisjordanie sont généralement restées en place au fil des administrations successives.

Pour de nombreux Palestiniens, le discours lui-même sera probablement accueilli avec moins de surprise que le fait que M. Smotrich l’ait prononcé à haute voix. « Il est intéressant d’entendre M. Smotrich confirmer de sa propre voix une grande partie de ce que nous soupçonnions au sujet de son programme », a déclaré Ibrahim Dalalsha, directeur du Centre Horizon, un groupe d’analyse politique à Ramallah, en Cisjordanie. Pourtant, selon M. Dalalsha, cette approche n’est pas nouvelle. Les Palestiniens affirment depuis des années que les dirigeants israéliens tentent d’annexer de facto la Cisjordanie, en construisant des colonies dans des endroits stratégiques afin d’empêcher un contrôle palestinien contigu sur l’ensemble du territoire.

« Cela dure depuis 1967 », a déclaré M. Dalalsha. « Bien avant que Smotrich n’entre en scène », a-t-il ajouté. Israël a pris le contrôle du territoire à la Jordanie en 1967 au cours d’une guerre avec trois États arabes. Depuis les débuts de l’occupation, Israël a installé plus de 500 000 civils israéliens, soumis au droit civil israélien, aux côtés des quelque trois millions de Palestiniens du territoire, soumis au droit militaire israélien. Environ 40 % du territoire est administré par l’Autorité palestinienne, un organisme semi-autonome géré par les Palestiniens qui dépend de la coopération d’Israël pour assurer une grande partie de son financement. Depuis des décennies, la Cour suprême d’Israël décrit l’autorité d’Israël sur le territoire comme une occupation militaire, supervisée par un général de haut rang, qui respecte les lois internationales s’appliquant aux territoires occupés. La coalition actuellement au pouvoir conteste le terme « occupation », mais elle nie aussi publiquement que la Cisjordanie ait été annexée de manière permanente et placée sous le contrôle souverain des autorités civiles israéliennes. « Le statut final de ces territoires sera déterminé par les parties dans le cadre de négociations directes », a déclaré le bureau du premier ministre dans un communiqué en réponse au discours de M. Smotrich. « Cette politique n’a pas changé », a ajouté le communiqué.

Le discours de M. Smotrich laisse entendre le contraire. Il a notamment souligné un changement en vertu duquel les officiers militaires ne supervisent plus la majeure partie du  processus d’expansion des colonies israéliennes, d’expropriation des terres et de construction des routes en Cisjordanie. Ces fonctions sont désormais supervisées par « un civil  travaillant sous l’égide du ministère de la Défense », qui ne travaille pas pour les commandants militaires, mais dans une nouvelle direction supervisée par M. Smotrich. Alors même que la pression internationale s’accroît en faveur de la création d’un État palestinien qui engloberait la Cisjordanie et la bande de Gaza, les commentaires de M. Smotrich suggèrent qu’Israël s’efforce discrètement de renforcer son contrôle sur la Cisjordanie et de la rendre plus difficile à soustraire à l’emprise israélienne. Les diplomates tentent de parvenir à un « grand accord » pour le Moyen-Orient qui mettrait fin à la guerre d’Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza et améliorerait les liens d’Israël avec d’autres pays de la région.

L’Arabie saoudite, par exemple, a déclaré qu’elle reconnaîtrait Israël, mais seulement si ce dernier autorise la création d’un État palestinien. Le discours de M. Smotrich suggère à quel point cette perspective peut être éloignée, alors qu’il s’apprête à fusionner la gouvernance de la Cisjordanie occupée avec celle de l’État d’Israël. Le discours de M. Smotrich « sape fondamentalement l’argument de longue date de l’État d’Israël selon lequel les colonies sont légales parce qu’elles sont temporaires », a déclaré Talia Sasson, une ancienne haute fonctionnaire du ministère israélien de la Justice qui a mené une enquête gouvernementale influente en 2005 sur le soutien apporté par le gouvernement aux colonies illégales. Ce discours a montré clairement à quel point le mouvement des colons israéliens, autrefois marginal, est devenu puissant. M. Smotrich est un militant de longue date de la colonisation qui a travaillé en dehors de l’establishment israélien pour construire des campements de colons qui sont considérés comme illégaux, même en vertu de la loi israélienne. En tant que religieux intransigeant, il pense que la Cisjordanie — appelée par les Israéliens par ses noms bibliques, Judée et Samarie — a été donnée aux Juifs par Dieu.

En tant que législateur au cours de la dernière décennie, M. Smotrich a attiré l’attention pour ses commentaires incendiaires récurrents, notamment son appel à détruire une ville palestinienne, son soutien à la ségrégation entre Arabes et Juifs dans les maternités et son soutien aux propriétaires terriens juifs qui ne veulent pas vendre leurs biens à des Arabes. Depuis la fin de l’année 2022, M. Smotrich a acquis une influence extraordinaire sur la politique du gouvernement. C’est à ce moment-là que son parti a rejoint la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahu, l’aidant à obtenir une mince majorité au Parlement. M. Smotrich a utilisé cette influence pour persuader M. Netanyahu de lui confier une fonction au sein du ministère de la Défense ainsi que le poste de ministre des Finances, rôle que M. Smotrich a utilisé pour bloquer les fonds destinés à l’Autorité palestinienne. « Mon objectif — et je pense que c’est celui de tout le monde ici — est avant tout d’empêcher l’établissement d’un État terroriste au cœur même de la terre d’Israël », a déclaré M. Smotrich dans l’enregistrement de son discours.

M. Smotrich a déclaré que sa principale réalisation avait été de placer sous contrôle civil de nombreuses tâches de l’armée en Cisjordanie. Si l’armée a souvent fermé les yeux sur l’expansion des colonies et a même protégé les colonies non autorisées des attaques palestiniennes, les soldats ont aussi parfois détruit des campements de colons construits sans l’autorisation du gouvernement et ont interdit aux activistes israéliens d’entrer en Cisjordanie. Pour contrecarrer cette influence, le gouvernement a, selon M. Smotrich, pris les mesures suivantes : Donner aux civils un plus grand contrôle sur les plans de construction des colonies ainsi qu’un droit de regard sur les avocats qui décident des questions juridiques dans les colonies. Retirer au commandant en chef de l’armée en Cisjordanie la possibilité de bloquer les plans de construction des colonies. Il a obtenu près de 270 millions de dollars du budget israélien de la défense pour assurer la surveillance des colonies en 2024-2025 Il s’est rapproché de la création d’une nouvelle équipe de sécurité qui pourrait démolir plus rapidement les bâtiments palestiniens en Cisjordanie qui ont été construits sans l’autorisation d’Israël.

Dans une certaine mesure, les commentaires de M. Smotrich semblent être une tentative de désamorcer les critiques de sa propre base concernant son bilan. Les colons activistes affirment que l’armée les empêche encore trop souvent de construire de nouveaux avant- postes et que M. Smotrich n’a pas fait assez pour intervenir. « Il y a quinze ans, j’étais l’un de  ceux qui couraient sur les collines et montaient des tentes », a déclaré M. Smotrich aux colons dans son discours. Aujourd’hui, il affirme que son travail en coulisses aura bien plus d’impact que la construction de n’importe quel campement de colons.

Ont également contribué au reportage Jonathan Reiss depuis Tel Aviv et Adam Rasgon depuis Jérusalem. Une correction a été apportée le 25 juin 2024 : une précédente légende de l’article indiquait de manière erronée la localisation de la ville de Matan. Elle se trouve en Israël, et non en Cisjordanie.