Venir à la recousse de Kerry en citant des déclarations similaires émanant de Juifs pro-israéliens perpétue le mythe voulant que nul autre ne jouisse du droit de critique.
Ii est un moyen facile de corroborer les récentes allégations de John Kerry disant qu’Israël pourrait, faute de parvenir à instaurer «une solution à deux États», se muer en «État d’apartheid». Il suffit d’observer que plusieurs dirigeants israéliens et des membres de l’establishment juif américain ont dit la même chose. En 2010, l’ex-Premier ministre Ehud Barak déclarait: «Si ce bloc de millions de Palestiniens [continue] à ne pouvoir voter, il y aura un État [régi par] l’apartheid»; Tzippi Livni, Jeffrey Goldberg, et feu Edgar Bronfman, tous ont usé, eux aussi, du “mot en A”.
Mais ce type de justification porte à faux car il donne à penser que, lorsque Israël est concerné, le critère d’authenticité d’une allégation est que des Juifs éminents l’aient eux aussi émise. C’est idiot. Si la proposition de Kerry est fallacieuse, le fait que des Juifs pro-israéliens aient énoncé la même contre-vérité ne la justifie pas. Et si la déclaration de Kerry est exacte, elle ne l’est pas moins sous prétexte qu’il est irlandais et catholique. Venir à la recousse de Kerry en citant Barak et Livni – à l’instar du Département d’État américain – perpétue le mythe voulant que Juifs et Israéliens jouissent d’un droit de critique envers Israël que n’auraient pas les non-Juifs et non-Israéliens! Cela ne fait qu’aggraver la culture de l’inhibition qui conduit tant d’Américains non-Juifs bien informés et de bonne volonté à éviter de contester la politique israélienne, de crainte que le seul moyen d’évoquer ces.questions sans danger soit de les accompagner d’une anecdote émouvante à propos de leur bar-mitsva.
«Accepte la vérité de quelque source qu’elle vienne», énonce Maimonides en une sentence célèbre. Ce qui compte n’est pas de savoir qui d’autre a dit qu’en l’absence d’une solution à deux États Israël deviendrait un État d’apartheid. Ce qui compte, c’est de savoir si c’est vrai.
Et ça ne l’est pas, à proprement parler. En fait, les termes de Kerry sont à la fois trop durs et pas assez. La fin de la solution à deux États marquera pour Israël une catastrophe historique. Cela n’en fera cependant pas un État d’apartheid. Á l’intérieur de la ligne verte, les citoyens palestiniens d’Israël continueront de voter lors des élections israéliennes, d’être députés à la Knesseth et d’être assujettis aux mêmes lois que leurs voisins juifs – tous droits dont les Noirs n’ont jamais joui dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il est possible que la perpétuation de la domination antidémocratique d’Israël sur la Cisjordanie érode les droits démocratiques des citoyens palestiniens d’Israël à l’intérieur de la ligne verte, mais ce n’est pas inévitable. De fait, et bien que les Palestiniens israéliens soient toujours confrontés à une discrimination structurelle, ils jouissent de droits plus larges qu’avant la conquête par Israël de la Cisjordanie. Après tout, jusqu’en 1966, les citoyens palestiniens d’Israël étaient régis par la loi militaire [1]. Ce n’est plus le cas, même si Israël impose la loi militaire à des millions de leurs cousins de l’autre côté de la ligne verte.
La Grande-Bretagne a dominé l’Inde près d’un siècle durant tout en élargissant chez elle l’étendue des droits démocratiques. En 1920, les États-Unis ont occupé le Nicaragua et Haïti tout en dotant les femmes américaines du droit de vote. Il n’est pas inévitable que le fait qu’Israël soumette la Cisjordanie à sa férule antidémocratique à titre permanent ruine la démocratie à l’intérieur de ses frontières [2]. Et Kerry n’en a
pas apporté la preuve.
Kerry confond l’espace et le temps. Le problème n’est pas qu’Israël se mue un jour futur en un État d’apartheid. Il est possible que non. Le problème est qu’existe un lieu – la Cisjordanie – où Israël pratique aujourd’hui même l’apartheid. La Cour de justice internationale définit l’«apartheid» comme un «régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un ou plusieurs groupes raciaux par un autre». Il est vrai que les Juifs et les Palestiniens ne sont pas des races. Ce sont des peuples. Mais ce qui compte, c’est que la frontière entre eux est étanche. Pour diverses raisons concrètes, les Palestiniens de Cisjordanie ne peuvent devenir juifs ; ils sont de ce fait empêchés d’accéder à la citoyenneté dans le pays qui régit leurs vies, ne peuvent élire son gouvernement, vivent sous un régime juridique différent de celui de leurs voisins juifs et ne jouissent pas de la même liberté de mouvement. Il s’agit là «d’oppression et de domination d’un groupe par un autre». Et cela dure depuis 46 ans.
Je suis sensible aux efforts de Kerry visant à alerter les Israéliens sur les dangers de la perpétuation du statu quo. Mais l’apartheid n’est pas un problème à venir pour Israël ; c’est la réalité à laquelle les Palestiniens de Cisjordanie font dès aujourd’hui face. Pour les Juifs et les non-Juifs épris de justice, ce devrait être le seul stimulant nécessaire.
NOTES
[1] Dans la foulée de la guerre d’Indépendance et jusqu’en 1966, les Arabes d’Israël sont régis par une législation d’exception semblable à celle édictée par les Britanniques en Palestine mandataire. Soumis à un régime de haute surveillance, ils doivent obtenir un permis de circuler pour tout déplacement. Leurs possibilités d’accès aux activités économiques et à l’éducation supérieure en sont restreintes d’autant.
[2] Soulignons que l’exemple ici apporté par l’auteur ne concerne en rien la guerre en cours hors des frontières. Pour rester en Amérique, que dire du sort fait aux citoyens japonais une fois les États-Unis précipités dans la Deuxième Guerre mondiale ? Et de la liberté d’opinion, malmenée par Mc Carthy et consorts pendant la guerre froide ?
Les liens entre démocratie à l’intérieur et à l’extérieur semblent plus complexes, comme le montrent en Israël même un certain nombre d’atteintes récentes, parfois avortées parfois non, à la liberté d’expression et d’association ou aux droits civiques (résidence, mariage inter-ethnique).