À lire les colonnes “Opinion“ de la presse israélienne, où les thèses contradictoires d’Avraham Burg et A. B. Yehoshouah croisent le découragement de Carlos Strenger, la solution à deux États paraît s’évanouir au panthéon des utopies défuntes. Allons-nous voir s’édifier entre Méditerranée et Jourdain un État bi-national qui signerait la mort de l’idéal sioniste, un État juif et démocratique ?

Au nom des valeurs du judaïsme, et peut-être de l’instinct de survie, le rabbin Donniel Hartman apporte dans son blog sur le site du Shalom Hartman Institute une responsa aux questions qui agitent Israël en ce début d’année :

« Maintenant que nous voici libres et dotés du privilège de l’autodétermination, il nous faut cultiver un discours centré sur la paix. Un discours qui, par-delà les lieux communs, doit aboutir à une véritable discussion sur les frontières, la sécurité, les blocs d’implantations, le relogement des colons, et Jérusalem. »


Au début de l’année 2012, Israël et les Palestiniens, réunis en Jordanie, se parlèrent pour la première fois depuis plus d’un an. Provoquées par la date butoir qu’avait imposée le Quartette, ces discussions eurent lieu dans la relative indifférence des sociétés tant palestinienne qu’israélienne. Peut-être le dialogue fut-il substantiel, ou tout simplement digne de cette formule diplomatique : « productif ». D’un autre côté, il est bon que nous n’en sachions rien, car nulle négociation vraiment productive ne se déroulera jamais sous les projecteurs braqués des media et du public.

Par ailleurs, d’authentiques progrès ne verront le jour qu’autant que les sociétés israélienne et palestinienne voudront l’une et l’autre des résultats et seront prêtes à en assumer les conséquences. Faute de quoi, les dirigeants des deux côtés se trouveront bien trop isolés pour accepter de prendre réellement des risques.

La majorité des Israéliens a vu son scepticisme croître quant à l’empressement de la société palestinienne à l’égard d’un tel changement. J’ignore si ce scepticisme est justifié. Ce que je sais, c’est qu’il est devenu le fondement – ou la feuille de vigne à l’abri de laquelle nous-mêmes nous sommes mués en une société qui parle de moins en moins de la paix et l’a, en général, reléguée au bas de nos programmes politiques comme de la liste de nos attentes. Dans ces conditions, un avenir qui ne serait que le reflet de l’actuel statu quo se lirait comme l’accomplissement d’une prophétie.

Dans son texte « Qol Dodi Dofeq – La voix de mon aimé qui frappe », rav Dov Soloveitchik [1] – s’attachant à l’occasion manquée relatée dans le Cantique des Cantiques, où l’amant toque à la porte de son aimée et est accueilli, non à bras tendus, mais en substance par un « Reviens plus tard » – soutient que nous sommes mis, nous Juifs, au défi d’être toujours prêts à répondre à l’appel du heurtoir sur l’huis. Bien qu’il ne parle pas là de processus de paix, son argument s’y applique également. Comment nous rendre capables, en tant que société, de reconnaître sur notre route l’authentique partenaire ou tournant vers la paix ? Plus encore, comment faire, en tant que société, tout ce qui est en notre pouvoir pour favoriser l’émergence de telles conditions ?

Pourrais-je évoquer trois registres qui appellent une transformation, l’un dans le domaine des valeurs, le deuxième dans celui du langage, et le troisième en politique ?

Valeurs : Le trait distinctif de l’histoire juive était notre capacité à conserver nos aspirations, à être un peuple d’espérance, au mépris des probabilités. « L’an prochain à Jérusalem » n’était pas une simple prière, mais l’aune du regard porté par les Juifs sur le monde et l’adversité. Tout en s’adaptant à la vie en realpolitik, notre peuple la forge sans jamais y succomber. Le secret de la réussite du sionisme est de s’être nourri de cette valeur juive, et le défi auquel nous faisons aujourd’hui face est celui de la distance croissante que nous mettons entre elle et nous. C’est comme si, ne pouvant avoir la paix “maintenant”, nous n’étions plus capables de soutenir un discours ou une politique qui maintiennent sa centralité. « Af âl-pi she-yitmahaméah im kol ze eh’akeh lo – Elle tarderait que, malgré tout, je l’attendrais encore », tel est le langage dont les Juifs usent à propos de la rédemption. Que ce soit le messie ou la paix qui tardent, nous nous devons d’être ce peuple qui place par dessus tout la valeur de l’attente, sans laisser le désespoir gagner le centre de notre conscience. Ce devrait être l’un des traits clef définissant la judéité de l’État juif.

Langage : Les aspirations ne peuvent survivre qu’autant que le contenu des attentes personnelles est débattu et fait partie intégrante du discours quotidien. Au temps où nous étions esclaves, nous parlions de liberté ; opprimés, nous parlions d’autodétermination. Maintenant que nous voici libres et dotés du privilège de l’autodétermination, il nous faut cultiver un discours centré sur la paix. Un discours qui, par-delà les lieux communs, doit aboutir à une véritable discussion sur les frontières, la sécurité, les blocs d’implantations, le relogement des colons, et Jérusalem. Sous prétexte de ne pas révéler les concessions auxquelles nous sommes prêts afin de ne pas encourager les demandes des Palestiniens, nous avons créé une société israélienne qui ne sait plus ce à quoi elle est prête. En dehors d’un consensus général pour instituer une solution à deux États lors de la paix, les Israéliens n’ont aucune idée de la politique et du processus qui leur paraîtraient acceptables afin de permettre cette solution à deux États. Sans ce discours et de cette clarification, il manque à nos politiciens un mandat qui leur permette d’aller de l’avant, et une feuille de route qui les guide.

Politique : L’une des leçons clef du mouvement sioniste qui fonda notre pays était que la valeur espérance et un discours portant sur le futur devaient s’accompagner d’action. Il nous faut commencer à agir en peuple souverain et nous demander ce que nous pouvons faire, maintenant, qui soit susceptible de conduire à un tournant. L’arrêt de l’expansion des colonies dans toutes les zones – excepté les trois blocs d’implantations et les quartiers ouest de Jérusalem – est une mesure évidente, qui devrait être adoptée par le gouvernement comme l’expression de notre force et non comme une concession négociée. Si notre préférence pour l’Autorité palestinienne en tant que partenaire est sincère, nous devons instaurer une politique qui la soutienne contre le H’amas, y compris en relâchant certains des milliers de Palestiniens emprisonnés en Israël dont les mains ne sont pas tachées de sang et qui ne constituent pas un danger pour notre sécurité. Nous devons en outre doubler, tripler tout effort visant à accroître la viabilité de l’économie et des institutions gouvernementales palestiniennes.

Plus important encore, pour être une société ouverte aux possibilités de paix avec le peuple palestinien, il nous faut redoubler d’engagement et de stratégies afin d’accorder à l’ensemble de nos citoyens, juifs comme non-juifs, l’égalité pleine et entière. Chaque tentative et chaque discours portant atteinte à l’image des Palestiniens israéliens, outre que cela sape la construction d’Israël en tant qu’État juif et démocratique, perpétue un récit d’avilissement et de défiance à l’égard des Palestiniens qui barre tout horizon de paix. Ce n’est que lorsque les ceux-ci seront traités en égaux que nous pourrons les regarder comme des partenaires pour la paix.

Je ne sais pas si nous avons un partenaire pour la paix. Ce que je sais, c’est que l’éventualité de nouvelles négociations devrait être source, au minimum, d’un vif intérêt de notre part. Il ne nous appartient pas de faire la leçon aux Palestiniens quant à leurs responsabilités. Nous devons faire en sorte de vivre en accord avec les nôtres. Nous devons faire en sorte de créer un système de valeurs, un langage et un cadre politique qui, à défaut de nous asseoir sur le siège du pilote, nous transformeront du moins en une société capable tout à la fois d’entendre la paix frapper à la porte et d’y répondre. La question n’est pas de savoir si nous avons un partenaire pour la paix, mais si notre société persiste à l’attendre quand bien même il tarderait.


NOTE

[1] Né dans la Pologue dépecée du XXe siècle naissant, Joseph Dov Soloveitchik s’inscrit dans la lignée du Gaon de Vilna. Formé à la double gymnastique de la tradition talmudique et de l’université allemande – il étudie à Berlin les langues, la littérature, les sciences et la philosophie, discipline où il obtient en 1932 un doctorat avec une thèse consacrée à Hermann Cohen – il s’inscrit à la charnière de la Torah et de la science, pour reprendre le titre de l’une de ses œuvres majeures : Torah ou Madah.

C’est donc une orthodoxie ouverte sur la modernité qu’il va promouvoir au sein de la Yeshiva University de New York où il forme, à partir de 1943, quelque 2 000 nouveaux rabbins. « Qol dodi dofeq« , le texte ici cité par Donniel Hartman et dont le titre reprend lui-même le verset V,2 de Shir ha-Shirim, le Cantique des Cantiques, fait partie d’un ouvrage édité à Jérusalem en 1982, Divrei Hagouth vé-Hârakhah.

Pour en savoir plus sur un penseur et une œuvre encore source d’inspiration pour tout un courant, on lira avec profit sa biographie dressée par Ami Bouganim dans la petite collection « L’Essentiel » des éditions du Nadir (45 rue La Bruyère, Paris) : Joseph Dov Soloveitchik, Le Maître de Boston.